Patrick Criqui, Université Grenoble Alpes; Benoît Leguet, AFD (Agence française de développement) et Xavier Timbeau, Sciences Po – USPC
Alain Grandjean, économiste et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), a co-écrit cet article.
Face à la hausse du prix à la pompe, la grogne monte. Une pétition en ligne réclamant la baisse de ce prix a recueilli à ce jour près de 800 000 signatures. De nombreuses initiatives, des récupérations politiciennes et une « journée escargot » portée par le mouvement des gilets jaunes prévue ce samedi 17 novembre, questionnent la mise en œuvre de la fiscalité carbone, pourtant inscrite dans la loi de transition énergétique de 2015.
Il faut donc revenir sur la justification de cette taxe carbone, mais aussi accepter la légitimité de certaines revendications et faire des propositions ouvertes.
Une hausse d’abord due au prix du pétrole
Entre octobre 2017 et octobre 2018, les consommateurs de combustibles fossiles ont fait face à une hausse de 23 % du prix du diesel, de 14 % pour l’essence sans plomb et à des hausses comparables pour le fioul domestique ou le gaz.
Seulement un tiers de cette hausse s’explique par la hausse des taxes pour ces différents produits pétroliers. Le chiffre est plus élevé pour le diesel, presque 40 %, du fait de la convergence des taxes diesel et essence initiée en 2017. Le reste provient de l’augmentation du prix du baril de pétrole, passé entre octobre 2017 et 2018 de 47 € à presque 68 € et, plus marginalement, des coûts de distribution.
Le prix à la pompe du super sans-plomb reste aujourd’hui presque identique au sommet de 2012 : 1,62 €/litre aujourd’hui, contre 1,70 €/litre en avril 2012, le baril étant alors à plus de 86 € contre 68 € aujourd’hui. Relativement à 2012, la perte de pouvoir d’achat demeure modérée. Le constat est similaire pour le fioul domestique ou le gaz.
L’ampleur de la contestation doit donc avoir d’autres motifs que le seul montant du prix final à la pompe et il serait irresponsable de ne pas en prendre la mesure. Sachant que dans un contexte de transition énergétique, la hausse des taxes environnementales ne fait que commencer.
Face à ce qu’ils perçoivent comme une « double peine » certains citoyens réclament donc un moratoire de la fiscalité carbone, alors que la loi de finances 2017 prévoit au contraire qu’elle augmente jusqu’à 86,2 euros la tonne de CO2 en 2022, contre 44,6 €/tCO2 en 2018.
Une taxe pour modifier les comportements
Si l’on souhaite atteindre l’objectif de la neutralité carbone en 2050, pour mettre notre pays en conformité avec les engagements pris dans l’Accord de Paris et réagir tant qu’il est encore temps au désastre climatique à venir, le renforcement de la fiscalité écologique s’impose.
La tâche est immense : il s’agit de transformer en profondeur les infrastructures, l’urbanisme, les processus de production, en particulier de l’énergie, et les modes de consommation. Le tout en une génération seulement. Cela suppose de mobiliser et de coordonner une large combinaison d’instruments de politiques publiques. C’est une situation exceptionnelle, seulement comparable peut-être à celle que nous avons connue au moment de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale.
Parmi ces instruments, la taxe carbone sur les carburants et combustibles fossiles (pétrole, gaz et charbon) est indispensable. Les émissions résultant de la consommation des énergies fossiles représentent 70 % du total des émissions de gaz à effet de serre, et le pétrole pour les transports représente à lui seul 56 % de la consommation finale des énergies fossiles.
Il faut profondément modifier ces consommations et, même lorsque sont introduites des normes ou des réglementations, l’augmentation du prix est le seul moyen d’éviter l’« effet rebond ». Celui-ci conduit souvent à un surcroît de consommation après l’amélioration des performances : par exemple, après une rénovation thermique il arrive souvent qu’une partie des gains de consommation soit effacée par une augmentation de la température de chauffe et du confort des habitants.
Il faut aussi enclencher un changement structurel, par la sobriété ou l’investissement dans l’efficacité. La hausse programmée du prix des énergies fossiles incite les acteurs du marché à innover et à trouver les solutions innovantes que des réglementations feraient plus difficilement émerger : l’installation de thermostats intelligents dans le bâtiment existant permet ainsi une réduction des consommations, indépendamment des systèmes de normes.
C’est pourquoi il faut garder un signal par les prix fort, dès maintenant. La fiscalité écologique est avant tout une fiscalité incitative, qui vise à modifier les comportements et les choix des acteurs économiques. Elle n’est en revanche pas une fiscalité de rendement pérenne, ses recettes étant condamnées à diminuer avec les pollutions qu’elle cherche à faire disparaître.
Prendre en compte les effets inéquitables
La fiscalité environnementale a toutefois des effets inéquitables, lourds et injustes pour certains, car dans la dépendance aux énergies fossiles les situations des ménages, résultant de choix de vie antérieurs, sont très inégales.
L’ère, révolue, de l’énergie peu chère a modelé nos villes et nos campagnes comme nos systèmes de transport. Ceux qui vivent loin des centres-villes coûteux le paient par des parcours quotidiens longs et coûteux. Résidents de zones peu denses, ils n’ont pas toujours accès aux transports en commun et habitent souvent un logement mal isolé, chauffé au fioul ou au gaz de pétrole liquéfié.
Ce ne sont évidemment pas des pollueurs cyniques mais des citoyens sans réelle alternative et dans l’incapacité de changer leur consommation du jour au lendemain, sauf à se priver de l’essentiel. Croire qu’il serait possible de faire adhérer et de mobiliser le corps social, ce qui est une nécessité absolue pour la réussite de la transition environnementale, sans prendre les mesures de justice sociale nécessaires serait une erreur grave, susceptible de faire échouer le processus.
Face à cette réalité, il ne suffit pas de faire de la pédagogie sur le « signal-prix » et les incitations aux changements de comportement qu’il induit. Des mesures redistributives doivent être mises en place. Elles ne doivent pas se contenter de compenser à court terme certains perdants, orientation que, sous la pression, semble prendre aujourd’hui le gouvernement. Par exemple, l’extension du chèque énergie ou le remboursement plus avantageux des frais de déplacement seraient utiles, mais ne répondent que très partiellement aux enjeux que nous venons de rappeler.
Que faire des recettes de la fiscalité écologique ?
La première nécessité est de clarifier l’usage des recettes de la fiscalité écologique.
Il existe aujourd’hui trois voies principales pour utiliser le surplus de recettes fiscales (évalué à 5 milliards pour 2019) lié à l’augmentation de la fiscalité écologique : la réduction d’autres prélèvements, notamment sur le travail ; la compensation financière de la totalité ou de certaines catégories de ménages ; enfin, le financement des investissements publics et privés nécessaires à la transition écologique.
Il ne s’agit pas pour l’État de flécher des recettes fiscales vers des actions spécifiques – ce qui contreviendrait au principe d’universalité budgétaire de l’État – mais plutôt d’être transparent sur les priorités auxquelles les surplus de recettes fiscales permettent de répondre.
Deux des emplois des recettes de la fiscalité carbone décrites plus haut devraient être privilégiés et combinés : les mesures ciblées sur les ménages en grande dépendance par rapport aux énergies fossiles ; la mise en œuvre de mesures favorisant le financement des investissements de transition.
Il est clair en effet qu’il faut verdir l’investissement public et privé en faveur de la transition. Cet effort doit être réparti équitablement entre les ménages et la redistribution à envisager doit accompagner les changements de comportement et d’investissement que la transition va rendre nécessaire.
Mais la transition ne peut pas n’être financée que par les recettes de la fiscalité écologique et l’égalité devant la transition demandera plus que le seul recyclage de la taxe carbone. Elle exigera aussi de redéfinir les dépenses publiques et la fiscalité, ainsi que leur partage entre l’État central et les collectivités territoriales.
Permettre aux « captifs » de sortir de l’impasse
Il faut offrir des solutions nouvelles qui permettront d’échapper à la tarification des coûts environnementaux. Ceux qui voient leur capital – maison ou système de chauffage, voiture, capital productif – brutalement déprécié par les nouvelles conditions économiques doivent être compensés. La précarité énergétique ne doit pas s’accroître mais au contraire être réduite. Et chacun doit pouvoir prendre sa part, mais seulement sa part, des adaptations qui sont requises. C’est la condition de la confiance à restaurer autour de la transition.
Concrètement, les outils à mettre en place sont probablement des compensations directes et temporaires pour ceux qui ne peuvent que difficilement modifier leurs comportements à court terme. Rappelons que pour faire face au prix de l’essence en 2012, les ménages ont dû faire des efforts, améliorer leur conduite, régler mieux leur chauffage. Mais ce type d’efforts ne peut jouer que sur quelques pour cent des factures et ne suffiront pas face à un prix croissant de l’énergie.
Les dispositifs de type crédits d’impôt, « primes à la reconversion », certificats d’économie d’énergie ou bonus-malus sont souvent insuffisants, voire inadaptés, pour les ménages les plus modestes. Le chèque chauffage ou énergie, dans sa configuration actuelle, ne peut être la solution définitive, car il ne permet pas d’entrevoir une sortie de l’impasse pour les plus dépendants et ne couvre pas les besoins de mobilité.
Il faudrait donc des chèques pour les changements de chaudières lorsque l’habitation principale est chauffée au fioul ou au GPL, des chèques pour l’amélioration de la performance thermique du logement, des chèques-train pour assurer quelques déplacements longue distance des ménages vivant en zone peu denses. Les besoins se chiffrent en milliards et il est important de cibler étroitement ces dispositifs pour éviter les effets d’aubaine.
Une concertation sociale, pour la transition
La confiance ne sera pas restaurée à coup de mesures ponctuelles dictées par l’urgence et le mécontentement. Il faut mettre en œuvre des institutions crédibles et stables assurant l’information et la concertation des partenaires sociaux sur les questions centrales de la transition.
Cette concertation est la condition à la fois d’une véritable pédagogie de la transition énergétique et d’une juste répartition des efforts. En d’autres termes, il faudrait de manière urgente refonder le consensus social autour des questions environnementales, pour redonner un sens à la taxe carbone dans la réforme fiscale qui est en train d’être opérée.
Il faudrait, par exemple, créer un organe indépendant de la transition, embryon d’une transformation institutionnelle plus large. Le but serait d’informer des avancées de la transition et d’anticiper les effets redistributifs qu’elle enclenche. Il pourrait permettre aux citoyens de participer, proposer et alerter. Il pourrait être aussi une plate-forme de médiation et de recours, ouvrant à ceux qui s’estiment lésés une chance de faire valoir leurs positions. Il donnerait une place aux corps intermédiaires et à la démocratie locale afin de structurer la demande politique et de donner les moyens d’action nécessaire aux niveaux d’action pertinents.
L’organisation d’un Grenelle de la fiscalité écologique et de la transition environnementale permettrait de définir plus précisément les contours des institutions de la transition, d’instaurer des principes d’action, de préciser les mesures à adopter. Il pourrait être lancé dès 2019.
Cette avancée démocratique permettrait de sortir par le haut des tensions actuelles en refondant le consensus social en faveur de l’environnement. La transition environnementale ne fait que commencer : la hausse des taxes d’aujourd’hui n’est qu’un avant-goût des défis qu’il faudra relever. Dans ce contexte, faire l’économie de la justice sociale et de la concertation ne serait pas la bonne option.
Patrick Criqui, Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes; Benoît Leguet, Économiste, directeur général d’I4CE, chercheur associé, AFD (Agence française de développement) et Xavier Timbeau, Économiste, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.