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Quand la presse poussait le président à la démission

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Caricature de Caran d’Ache « Wilson et le wilsonisme ».
Gallica BnF

Michael Palmer, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

Nous vous proposons cet article en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France.


Le 8 octobre 1887, Le XIXe Siècle d’Albert-Édouard Portalis lance « l’affaire des Décorations ». Le 2 décembre, le président de la République, Jules Grévy, démissionne. En effet, son gendre, Daniel Wilson, le mari de son unique enfant, Alice, est impliqué dans le scandale : il aurait fait avancer les dossiers de postulants à la décoration de la Légion d’honneur. Grévy a beau défendre son gendre et s’efforcer de se trouver un président du Conseil, après la démission du titulaire du poste, Maurice Rouvier, rien n’y fait : acculé, il démissionne.

Depuis longtemps, le président, élu en 1879, et qui en 1887 est octogénaire, est conspué dans la presse. Daniel Wilson de même. À l’Élysée, l’attitude générale est de laisser-faire, encore que Grévy soit très proche de certains journaux, tel La Paix, et que Wilson lui-même contrôle plusieurs quotidiens régionaux et inspire la Correspondance Républicaine, correspondance de presse ayant plus d’une centaine d’abonnés. L’article du XIXe Siècle qui met le feu aux poudres ne cite pas le nom de Wilson, mais procède par allusions : « La Légion d’honneur à l’encan ».

« Un des plus gros bonnets du ministère de la Guerre, un officier général porteur d’un nom historique, tiendrait boutique de décorations de la Légion d’honneur dans les bureaux mêmes de la rue Saint-Dominique. […] Ce général – dont on m’a dit le nom – n’agirait pas seul, naturellement ; il aurait de nombreux complices, des rabatteurs chargés de lui amener des clients… On cite notamment un baron prussien, et une dame qui habite non loin de l’Arc de triomphe. […] Il y aurait au surplus un certain nombre de gens compromis dans ces tripotages : officiers, sénateurs, aventuriers cosmopolites, etc. […] Il faut que justice soit faite… […] Parce qu’il y aurait un sénateur dans l’affaire, ce n’est pas une raison pour le laisser tomber dans de l’eau. »

Cette dernière allusion renvoie au sénateur d’Andlau. « La dame qui habite non loin de l’Arc de triomphe » renvoie, elle, à Margaret Limouzin, domiciliée 32, avenue de Wagram.

La langue bien pendue, elle sera la source de bien des informations et racontars que vont livrer les journalistes. Goron, sous-chef de la Sûreté, parle parfois nommément des reporters du Soir, du Cri du peuple, du Petit Journal, de La Liberté, de Paris, du Temps, du Radical, de La Petite République, de L’Intransigeant et du Voltaire ; souvent ils le devancent, lui et ses agents. Concierges et domestiques sont interviewés par les journalistes. Ils vont jusqu’à poser des questions au procureur Atthalin.

La presse se déchaîne

L’affaire n’a rien de reluisant. L’historien américain E. Weber parle même d’une dispute entre deux femmes, « la Limouzin » et une « Madame de Boissy », maîtresse de Bouillon, autre personnage louche, à propos d’une robe que l’une a empruntée (si ce n’est volée) à l’autre, et qui pourrait être la cause « accidentelle » de cet étalage de linge sale. Plusieurs des protagonistes dont « la Limouzin » paraissent sortis d’une pièce de Feydeau ou de Labiche.

Rapidement, deux affaires s’entremêlent : secret militaire et trafic de la Légion d’honneur ; cette dernière prendra le dessus. Parmi les documents saisis chez « la Limouzin » par Goron, sous-chef de la Sûreté, figurent des lettres de Wilson.

La presse, elle, se déchaîne. Certains titres – Paris en tête – et des journaux radicaux et boulangistes, nourrissent le tir d’artillerie contre Wilson ; Paris parviendra même à révéler sous une rubrique quotidienne, « Le wilsonisme du jour », les très nombreuses munitions pour alimenter sa campagne. Paris s’avère être un journal financé par les Veil-Picard, banquiers à Besançon, qui ont maille à partir avec Wilson dans un journal, Le Petit Comtois, dont il les écarte.

Poussé à la démission

Le 12 novembre 1887, Portalis, du XIXe Siècle, fait lui-même la une, suite à une agression contre sa propre personne et à un supposé vol à son domicile ; il en profite pour conspuer « les séides » qu’aurait recrutés Wilson, affirme-t-il.

« Y aurait-il donc dans la République des hommes qui, non contents de soustraire des lettres fâcheuses des dossiers judiciaires, iraient, pour détruire des pièces compromettantes, jusqu’au vol, jusqu’au pillage, jusqu’à l’assassinat ? »

Le Petit Journal, quotidien français ayant alors le tirage le plus élevé – il frôlera le million d’exemplaires pendant l’affaire – scande, dès le 10 octobre, dans les chroniques de « Thomas Grimm » : « La corruption », « L’indignation », « De la lumière ! » ; « L’affaire Caffarel fait bondir tous les cœurs ». « La bande Limouzin » devient même une rubrique. Le journal affirme : « Nous devons à nos lecteurs des renseignements complets ».

Le 2 décembre, Jules Grévy est poussé à la démission après un vote du Parlement. Wilson sera condamné, puis acquitté. Grévy, à sa mort en 1891, sera encensé. Dans Le Correspondant du 25 septembre, Victor Fournet évoque la correction du ton employé par la presse pour parler de l’ancien président, comparé au vitriol de 1887 où :

The Conversation« La Lanterne, Le Radical le traitaient de pestiféré. Paris, Le XIXe Siècle, La Justice, Le Mot d’ordre, Le Rappel, Le Voltaire, Le Petit Parisien aussi bien que L’Intransigeant épuisaient [= utilisaient] contre le vieillard, pour lui arracher la démission qu’il hésitait à donner, surtout le vocabulaire de l’invective. »

Michael Palmer, Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication , Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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