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La merveilleuse présence des mathématiques dans la nature

Une fougère qui s’ouvre, exemple naturel de géométrie fractale.
fdecomite / Flickr, CC BY

Athmane Bakhta, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

Avez-vous déjà observé la forme d’une fleur de tournesol, la structure d’un flocon de neige ou la morphologie d’une fougère ? Au-delà de leur beauté fascinante, on peut aussi y voir des objets mathématiques, puisque les spirales de la fleur de tournesol suivent une célèbre suite numérique appelée suite de Fibonacci, les flocons de neige présentent des symétries hexagonales particulières et la morphologie de la fougère décrit une géométrie fractale.

De nombreux autres exemples illustrent à quel point les objets mathématiques sont présents dans la nature. Réciproquement, les mathématiques sont utilisées pour comprendre les phénomènes qui nous entourent : c’est par exemple grâce aux équations différentielles que nous pouvons calculer précisément les trajectoires des astres ou prédire le temps qu’il fera dans quelques jours. Les objets mathématiques semblent s’appliquer à presque toutes les sciences avec des performances remarquables. Cette efficacité est particulièrement intrigante en physique.

Eugene Wigner, prix Nobel en 1963 pour ses contributions à la théorie des particules élémentaires par la découverte et l’application de principes fondamentaux de symétrie, pose en 1960 la question de la « déraisonnable efficacité » des mathématiques en sciences de la nature. Cette efficacité peut paraître superficielle si on réduit les mathématiques à une simple boîte à outils dont se servent les autres sciences. Mais le lien entre mathématiques et nature est beaucoup plus profond : les mathématiques sont souvent indispensables à la compréhension des phénomènes et elles permettent de faire des prédictions inattendues qui ne seront observées que bien plus tard. Voici deux exemples fascinants.

Des cigales qui chantent au rythme des nombres premiers

Les cigales Magicicada Cassini ont un cycle de vie très particulier : ces insectes restent sous terre pendant des années, et sortent pour se reproduire tantôt tous les 13 ans, tantôt tous les 17 ans, et exclusivement à ces deux intervalles de temps.

Une cigale Magicicada Cassini, aux États-Unis.
James St. John/Flickr, CC BY

Les spécialistes ont proposé d’expliquer ce phénomène grâce à des arguments évolutionnistes : ces insectes tendent à minimiser leurs interactions avec les prédateurs (qui ont un cycle de vie de n ans). Or, cette explication ne devient satisfaisante qu’à l’aide du résultat purement mathématique suivant : si p est un nombre premier et n un entier strictement plus petit que p, alors le plus petit multiple commun à p et n est p × n. En effet, imaginons que la durée du cycle du prédateur soit de 4 ans. Si les cigales (qui ont un cycle de 17 ans) sont confrontées à leur prédateur une année, elles ne le seront pas lors de leur prochaine apparition, puisque ce prédateur apparaîtra à la 16e année et à la 20e année mais pas à la 17e année. En fait, ils ne vont se croiser qu’après 68 ans (car 17 × 4=68).

On se demande alors si le mécanisme darwinien de la sélection naturelle ne serait pas en fait un mathématicien qui appliquerait ce théorème dans son œuvre. Quelle que soit la réponse apportée, une autre question subsiste : y a-t-il une autre explication de ce phénomène qui ne fait pas appel à des notions abstraites de mathématiques ?

« Mon équation était plus intelligente que moi », dixit Paul Dirac, prix Nobel

À la fin des années 1920, les deux grandes théories physiques que sont la relativité générale et la physique quantique sont encore jeunes mais déjà bien abouties et largement étudiées. Or, il semblait à l’époque – et c’est presque toujours valable aujourd’hui – que ces deux physiques s’ignorent : la première décrit le comportement à grande échelle de l’univers et l’autre s’intéresse à l’infiniment petit.

Paul Dirac, 1933.
Wikipedia

Paul Dirac décide alors de relier ces deux visions en formulant une équation qui décrit l’état quantique d’un électron tout en tenant compte des principes de la relativité. Armé de concepts mathématiques avancés, jusque là cantonnés au monde des objets abstraits, Dirac établit une équation qui décrit correctement les électrons et qui est cohérente avec l’équation de Schrödinger lorsque les vitesses des particules sont très petites comparées à celle de la lumière.

Mais, à côté de ces succès, de nouveaux problèmes apparaissent puisque l’équation admet également d’autres solutions que les particules déjà connues… En d’autres termes, l’équation de Dirac semblait prédire l’existence de particules inédites ayant des « énergies négatives ». Une conséquence mathématique de l’équation de Dirac, qui était rejetée par l’ensemble des physiciens de l’époque, y compris par Dirac lui-même. Ce n’est qu’au bout de quelques années animées par des débats et des efforts acharnés que Dirac cède à sa propre équation et nomme la particule hypothétique d’énergie négative un « anti-électron ». Cette particule sera observée expérimentalement trois ans après, et initiera ainsi la découverte de l’antimatière. En commentant cet épisode, Dirac dira plus tard : « Mon équation était plus intelligente que moi. »

Les mathématiques : langage de la nature ?

On attribue souvent le début de cette relation fusionnelle entre les mathématiques et la physique aux travaux de Kepler et de Galilée, au XVIIe siècle. Il y a alors un virage important dans l’histoire des sciences, exprimé par la fameuse citation de Galilée :

« La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux (je veux dire l’Univers), et on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Or il est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques, sans lesquelles il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot, sans lesquelles on erre vraiment dans un labyrinthe obscur. » (Galileo Galilei, « L’Essayeur », 1623)

Galileo Galilei, peint par Justus Sustermans en 1635, et Johannes Kepler dans une peinture de 1610 dont l’original a été perdu.
Wikipedia

L’utilisation de l’adverbe « humainement » fait porter à cette phrase un sens ambivalent qui a occupé, et continue d’occuper, les plus grands esprits de ces trois derniers siècles. L’assertion de Galilée signifie-t-elle que les mathématiques sont la véritable et unique langue de la nature ? Les humains doivent alors apprendre cette langue afin de comprendre la réalité qu’ils observent. Ou signifie-t-elle, au contraire, que les mathématiques sont une invention humaine qui permet de rendre les phénomènes observés intelligibles à l’étude ? Il n’existe naturellement aucune réponse définitive qui mette tout le monde d’accord sur la nature de ce mystérieux lien entre objets mathématiques (objets abstraits) et réalité physique (objets empiriques).

Néanmoins, de grandes écoles philosophiques ont proposé leurs thèses sur le sujet. Certains empiristes pensent que les objets mathématiques sont le fruit d’un processus d’épuration (d’une abstraction) d’objets concrets et observés. À l’inverse, des idéalistes, parfois appelés platoniciens, considèrent que les objets mathématiques existent comme des idéalités séparées du monde observé et ces idéalités s’appliquent aux phénomènes de la nature car elles ont servi de modèles à leur constitution. Les kantiens quant à eux pensent que noue ne pouvons appréhender les phénomènes de la nature hors de structures innées et identiques à tout être humain : les formes « a priori » de la sensibilité, que sont l’espace, le temps et les concepts de l’entendement. L’espace et le temps constituent donc les conditions de toute expérience physique mais aussi de toute construction mathématique, il est inévitable que toute science naturelle soit une science mathématique. Enfin, d’autres philosophes plus formalistes ne voient aucun mystère dans l’histoire puisque les mathématiques ne sont qu’un jeu de symboles que les scientifiques (physiciens, biologistes, économistes, etc.) interprètent à loisir.

Alors que les scientifiques et les philosophes continuent de débattre sur la question, les abeilles savent construire depuis des siècles des nids dont la structure hexagonale permet d’aménager le maximum d’alvéoles pour un minimum de cire. Cette propriété mathématique a été conjecturée au IVe siècle mais n’a été démontrée qu’en 1999 – le théorème porte même le nom de théorème du nid d’abeille.

Que les mathématiques soient juste une représentation qui rende la nature intelligible à l’étude ou qu’elles soient son véritable langage, cette nature ne cesse de fasciner, et elle continuera certainement à le faire bien longtemps.The Conversation

Athmane Bakhta, Ingénieur – chercheur en mathématiques appliquées, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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