Laurent Frajerman, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En 2012, la plupart des observateurs, moi compris, estimaient que la réforme des rythmes scolaires initiée par le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, ne susciterait pas de grande mobilisation.
Depuis une tribune retentissante de l’historien Antoine Prost dénonçant un « Munich pédagogique », l’idée avait fait consensus qu’il est impossible « d’apprendre mieux et plus en travaillant moins » et qu’une répartition sur quatre jours est dangereuse, car « six heures de classe pour des enfants de moins de 8 ans, c’est trop pour être efficace ». L’appel de Bobigny, initié par la Ligue de l’Enseignement et signé par les principaux acteurs de l’éducation (associations d’éducation populaire, élus locaux, parents d’élèves, mouvements pédagogiques, syndicats) demandait le rétablissement à 4 jours et ½ par semaine.
50 % des professeurs des écoles (PE) le souhaitaient selon une consultation du SNUipp-FSU de septembre 2012. Pourtant, dès l’année suivante, une vague de grève démontrait le caractère inflammatoire du sujet.
Sur la répartition du temps de travail hebdomadaire, diriez-vous que vous êtes :
Entre 2015 et 2016 les enquêteurs de la recherche Militens ont constaté sur le terrain ce basculement : aucun des 30 PE interviewés ne soutenait la réforme. La dégradation rapide de son taux de satisfaction (-19 points) s’effectue au bénéfice d’une radicalisation (doublement du nombre d’enseignants totalement insatisfaits).
Dans un sondage Ifop d’avril 2017, 87 % des PE veulent « supprimer ou assouplir » une réforme déjà largement amendée par Benoît Hamon. Comment expliquer qu’elle soit désormais rejetée alors que ses justifications avaient été approuvées par les grandes organisations syndicales et validées par les experts ?
Des syndicats tiraillés
Dès le début, la réforme partait avec un handicap, l’absence de soutien syndical franc. Le décret Peillon est largement rejeté par le Conseil supérieur de l’Éducation (CSE). Le SNUipp FSU, majoritaire (48 % des voix en 2011), avait approuvé l’Appel de Bobigny mais divisé, il évolue vers un refus assorti de propositions. FO (9 %) se positionne clairement contre.
Deux syndicats minoritaires sont susceptibles de soutenir le texte (SE UNSA, 25 % des voix et SGEN CFDT, 6 %), mais ils restent prudents. Ils ne feront donc pas la pédagogie de la réforme. Aujourd’hui, leurs sympathisants la refusent nettement (76 % pour le SE UNSA, 80 % pour le SGEN CFDT, enseignants du premier et second degré confondus, sondage Ifop), plus que ceux de la FSU (61 %).
Visiblement, les syndicalistes les mieux disposés envers les arguments des chronobiologistes, ressentent un certain décalage avec leur base. On pourrait l’expliquer par la théorie bourdieusienne de l’écart structural entre représentants et représentés. Il ressort des entretiens que nombre d’enseignants délèguent la représentation de leurs intérêts à leurs syndicats sans savoir ce qu’ils proposent réellement. Lors d’un moment de crise, ils ne se sentent donc pas liés par leur position. On pourrait également invoquer une réforme mal pensée, bien inspirée mais qui pêche pour son application. Il ne suffit pas d’un accord sur les principes, car le diable est dans les détails. Les promoteurs de la réforme répliquent que cette idée fournit un prétexte commode pour ne rien changer.
Les syndicats représentatifs ont beaucoup varié sur la réforme. Le SGEN CFDT a exprimé son soutien critique aussi bien à la réforme Darcos qu’à son opposé, le décret Peillon. En compagnie du SE UNSA, il signe d’ailleurs le 5 février 2008 un protocole sur la réutilisation des heures supprimées le samedi matin, légitimant cette mesure. Le SNUipp vote contre les deux décrets.
Conformément à sa tradition, il a consulté et sondé régulièrement les enseignants, ce qui l’a amené à infléchir sa position à partir de 2013. FO montre autant de détermination à lutter contre le décret Darcos que contre le décret Peillon. Au CSE du 20 mars 2008, FO se demande « Comment garantir la lutte contre l’échec scolaire en diminuant les heures de classes obligatoires ? ». Le syndicat regrette que le ministère ne réponde pas lorsque François Testu, « médecin chronobiologiste a fait état des conséquences scientifiquement prévisibles pour l’équilibre et la santé des élèves ».
Les positions syndicales sur les rythmes scolaires
Il semble que les arguments soient réversibles. Arbitrer entre l’intérêt des élèves et celui des personnels est très inconfortable dans la culture de ces organisations. Pour autant, on retrouve une cohérence dans le positionnement stratégique : le SE UNSA et le SGEN CFDT privilégient l’accompagnement critique des réformes, FO le refus complet et le SNUipp le refus ouvert à la discussion.
Une situation perdant/perdant
Point capital, Vincent Peillon refuse toute négociation globale, ce que regrette le SE UNSA qui affirme que « deux volets sont indissociables » : la « réussite des élèves » et « l’amélioration des conditions de travail des enseignants ». Le ministre évolue dans un cadre contraint sur le plan financier et demande aux PE de revenir sur le lieu de travail un jour de plus dans la semaine sans compensation. Philippe Frémeaux estime que « la pression en faveur d’une baisse des dépenses publiques » ne permet pas d’apporter « de réponses satisfaisantes […] sur les horaires de travail des enseignants, sur le ramassage scolaire, sur l’organisation des activités proposées lors du temps périscolaire » Elvire, 32 ans, ex-syndiquée SE-UNSA, en tire une conclusion : « C’était une bonne idée à l’origine. Mais je veux dire, on n’a peut-être pas les moyens de le faire non plus ». (entretien réalisé par Georges Ortusi).
Maladroitement, Vincent Peillon déclare que « les priorités des enseignants » ne sont pas revendicatives, car les « gens qui choisissent ce métier ne le choisissent pas d’abord pour l’argent ». Or les PE réclament à 86 % une revalorisation salariale parallèle à la réforme (consultation SNUipp-FSU, 2012). Un an plus tard, le ministre met tout de même en place une prime de 400 euros par an. Mais en 2014 encore, les PE placent cette question en priorité absolue (67 %), avec la réduction du nombre de tâches administratives (38 %) et l’amélioration des formations (37 %, sondage Harris SNUipp). Se dessine ainsi un compromis possible, à condition d’en avoir les moyens et de le faire au bon moment. En 2016, peu avant les élections, Manuel Valls annonce un effort supplémentaire de 300 millions € pour porter l’indemnité à 1200 € par an. Trois ans plus tôt, cette annonce aurait eu un effet plus percutant.
L’effet contexte
Le contexte joue son rôle dans le basculement des enseignants. D’abord à cause de la déception ressentie lorsqu’ils constatèrent que la priorité au primaire s’était retournée contre ses maîtres. Ensuite parce que l’opinion publique oscille et ne constitue pas un soutien solide au gouvernement. Au contraire, la dégradation de la popularité de la réforme (en novembre 2013, 54 % des Français souhaitent son abandon, sondage CSA/BFM TV) n’a pu qu’encourager le raidissement des enseignants.
Enfin, les PE, très hostiles à la haute administration de Grenelle, n’ont pas dû apprécier la colère de Christian Forestier, symbole de cette institution, qui proclame que leur grève « est un concentré de mauvaise foi et d’hypocrisie » et que le « corporatisme » de leurs collègues parisiens « à ce degré, est intolérable ! » Contre les opposants à la réforme, un répertoire classique est mobilisé : on dénonce aussi leur conservatisme et leur dédain de l’intérêt de l’enfant. Un mouvement social ascendant ne peut qu’être fortifié par ces propos, car ils enclenchent un sentiment de mépris qui catalyse le mécontentement.
Les PE ne manquent pas de se présenter comme porteurs de la réalité du terrain et de pointer les contradictions des décideurs. Charles, 55 ans, syndiqué SNUipp, dénonce leurs « lubies » : « Maintenant on a changé les rythmes scolaires. Et là je m’aperçois que ça donne aussi beaucoup de soucis » (entretien réalisé par Georges Ortusi). Frédérique, militante SNUipp, relève elle que Benoît Hamon a autorisé la concentration des activités périscolaires le vendredi après-midi : « Tu vas avoir un week-end de deux jours et demi, et ça, ça ne dérange pas les ministres. Alors qu’au début la réforme, elle était faite parce que les deux jours, c’était trop long ».
La tension initiale
Si une faible majorité de PE affiche en 2012 un soutien au passage à la semaine de quatre jours et demi, la quasi-totalité des écoles avait saisi l’opportunité de fonctionner sur quatre jours. L’ambivalence est forte. Certes 77 % des PE considèrent que « l’intérêt des enfants doit primer dans le cadre de cette réforme, avant l’intérêt des enseignants et des parents », conformément à la culture vocationnelle du corps. Mais cette tension entre leur intérêt et celui de mieux étaler les apprentissages se retrouve dans le placement de la réforme en dernière position parmi les priorités :
L’action suivante, pour l’avenir de l’école primaire est :
À partir de 2013, beaucoup de PE résolvent cette tension en basculant dans le refus total. Il reste à éclaircir les soubassements de cette attitude. C’est l’objet de l’article qui suit sur ce thème.
Laurent Frajerman, Chercheur spécialiste de l’engagement enseignant, Centre d’histoire sociale du XXème siècle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.