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La trajectoire européenne : une harmonisation institutionnelle, mais des gagnants et des perdants

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Bernard Guilhon, SKEMA Business School – UCA

L’unification européenne était censée provoquer la convergence des économies nationales. En établissant des règles du jeu qui encadrent les comportements, en définissant des politiques qui resserrent les écarts entre les pays (le programme de fonds structurels s’élève à 960 milliards d’euros pour la période 2014-2020), en favorisant la mise en œuvre de programmes d’harmonisation des connaissances (PCRDT, Erasmus, etc.). Pourtant, voilà que la surface qu’on pensait progressivement unie et plane se parsème de creux et de bosses. The Conversation

L’illusion monétaire

La première illusion est celle de la monnaie unique censée provoquer un processus de convergence entre les États membres. Les pays du sud de l’Europe, ne pouvant plus pratiquer de dévaluations compétitives, s’abriteraient des tempêtes en se réfugiant sous le parapluie de l’euro.

En fait, la fixité des parités, la politique monétaire de la BCE (fortement restrictive au départ), l’appréciation de l’euro par rapport au dollar et aux monnaies asiatiques et les stratégies des firmes opérant à l’intérieur de l’espace européen, ont reconfiguré les spécialisations productives nationales et amplifié la divergence des trajectoires économiques (Artus et Virard, 2011).

Puisque les jeux sur les parités monétaires n’étaient plus possibles, il fallait rechercher d’autres sources d’opportunités productives permettant d’établir sur de nouvelles bases la compétition économique. D’où le primat accordé à l’innovation et à la connaissance par les décideurs européens (Stratégie de Lisbonne) et légitimé par les travaux de nombreux économistes.

Cela revenait en fait à renforcer et à développer les avantages comparatifs existants en allouant des ressources préférentielles (financements, investissements, etc.) à certains sentiers technologiques et à leur diversification. Pour faire bref, dans l’industrie : le haut de gamme en Allemagne, le moyen haut de gamme en France et le bas de gamme en Espagne.

Créer de la différenciation par rapport au système existant exigeait aussi de créer de nouveaux dispositifs organisationnels, tels que la reconfiguration des réseaux de fournisseurs par les entreprises et leur localisation là où l’efficacité est maximale, sans craindre selon les auteurs cités que celle-ci soit contrariée par les modifications des taux de change, du taux d’intérêt ou du taux d’inflation.

Les entreprises ont modifié leur modèle d’affaires en enrichissant leur réseau de partenaires extra-industriels (universités, centres de recherche et de formation, etc.), validant ainsi la conception que l’innovation ne se fait pas au hasard, qu’elle a tendance à former des systèmes, c’est-à-dire des activités reliées et complémentaires assumées par différents acteurs, de façon à maîtriser dans sa globalité la chaîne de valeur de la connaissance. D’où les proximités recherchées avec les centres d’excellence scientifique et technologique.

Telle est la base sur laquelle se construisent les cercles vertueux en même temps qu’apparaissent en contrepoint les pièges de la « trappe de la standardisation » face à la concurrence des pays extra-européens à bas coûts, principaux émetteurs de la contrainte de globalisation.

Les écarts se creusent. Le nord de l’Europe renforce ses avantages comparatifs dans l’industrie et les services exportables hautement qualifiés pendant que le Sud privilégie les services non exportables (tourisme, hôtellerie, restauration, etc.) et la construction.

La France et l’Italie oscillent de façon déconcertante entre les deux polarisations sans jamais les atteindre. La dialectique homogénéisation-différenciation s’exprime avec toute sa vigueur : l’espace homogène résultant de l’unification monétaire engendre des structures productives hétérogènes conduisant à terme à une croissance fragile et à une faible progression du revenu par tête dans les pays touchés par la désindustrialisation.

L’illusion d’un futur commun

La deuxième illusion concerne la circulation des connaissances et des compétences. Moins les pays de l’Europe du Nord investissent dans les pays du Sud, plus les investissements de ces derniers dans la formation et l’éducation risquent d’aboutir à un excès d’offre de travail qualifié et à une émigration des talents. Les statistiques font état d’une arrivée massive et d’une installation durable en Allemagne d’ingénieurs en provenance d’Espagne, d’Italie, de Grèce et du Portugal (fin 2014, 160 000 ingénieurs travaillant en Allemagne sont étrangers, ils proviennent majoritairement du Sud de l’Europe).

Par ailleurs, entre 2004 et 2013, six pays, dont la Roumanie, la Bulgarie, la Lettonie et la Lituanie, ont vu leur population globale diminuer de 6,35 % (soit près de 3 millions de personnes), les personnes qualifiées formant le gros des flux d’émigration et le premier bénéficiaire étant l’Allemagne (ZBW, 2016). Ce processus est alimenté par un investissement trop faible des pays les plus avancés dans la formation des diplômés, renforcé dans le cas de l’Allemagne par une démographie déclinante et une pénurie de travail qualifié.

La mobilité du capital humain pose ici une question essentielle : comment les pays exportateurs d’un capital humain qu’ils ont formé peuvent-ils s’adapter à un monde en mutation rapide alors qu’ils éprouvent des difficultés, du fait de l’absence d’opportunités productives, à employer des personnes qualifiées ? Faut-il accepter la mobilité de ces ressources au risque de les perdre ?

C’est la raison pour laquelle on peut douter des vertus de la smart specialisation (Foray et David), c’est-à-dire du rôle joué par les initiatives entrepreneuriales capables de détecter les opportunités de marché reposant sur de nouvelles applications technologiques dans les régions périphériques, initiatives couplées à des politiques publiques de sélection des priorités et de dynamisation des activités de R&D et d’innovation.

La création d’entreprises innovantes et le dynamisme technologique sont plus affirmés dans les régions les plus développées qui renferment souvent de grandes métropoles urbaines, articulant sous forme de satellites des capacités de production à des centres de prestations de services (on en veut pour preuve la concentration des fournisseurs de capital-risque dans les hubs de Londres, Paris, Berlin, etc.), eux-mêmes reliés à des nœuds de production des connaissances scientifiques et d’innovation.

La logique d’attraction des compétences et d’expatriation intellectuelle des personnes qualifiées a toutes chances de contrecarrer la « smart specialisation » et de bloquer les changements structurels. Bien plus, les asymétries existantes conduisent les pays du Sud à jouer le rôle de bassins d’alimentation en ressources qualifiées pour les pays avancés.

Les différences observées résonnent sur le plan des mentalités parce que l’effacement des distances par l’Internet rend plus évident leur creusement. La diffusion des nouvelles technologies de communication ne ferait que renforcer les aspérités et les frottements entre les cultures, les histoires, les racines et les identités (Wolton, 2017). L’auteur les considère malgré tout comme une source à la fois de conflits et de richesses. Rien n’est moins sûr.

Bernard Guilhon, Professeur de sciences économiques, SKEMA Business School – UCA

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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