Hélène Yildiz, Université de Lorraine
Dès mon premier cours, je demande systématiquement aux étudiants : que représente pour vous le marketing ? Invariablement, j’obtiens la réponse suivante : c’est de la publicité. Si l’on pousse le questionnement plus loin : « la publicité c’est de l’arnaque… C’est mensonger, ils (les entreprises) font tout pour nous faire acheter n’importe quoi ».
Ou encore, vient l’exemple d’une professionnelle qui apprend comment négocier avec un fournisseur en sciant le pied d’une chaise pour la rendre inconfortable et déstabiliser encore davantage le fournisseur pendant la négociation.
Voilà le décor planté ! En tant qu’enseignant-chercheur en sciences de gestion spécialisé en marketing, on peut se poser légitiment des questions : pourquoi ces préjugés ? D’où viennent-ils ? Comment lutter contre ces préjugés ?
La face visible de l’entreprise : le marketing
Le marketing représente une des disciplines des sciences de gestion et c’est une des fonctions étudiées les plus visibles de l’entreprise à travers une de ses facettes : la publicité. Elle est donc constamment sous les feux de la rampe. Plus facilement montrée du doigt par les consommateurs, les fournisseurs… toutes les parties prenantes mécontentes de l’entreprise.
Ses actions apparaissent d’autant plus fourbes que certaines n’hésitent pas à maquiller les réalités. Même mises à découvert, certaines firmes n’hésitent pas à nier en bloc les faits… reviennent encore plus fortes en communiquant (« Das Auto… », etc.). Tout un jeu de dupes ; mais personne ne l’est, ou de moins en moins ! On peut encore en citer d’autres qui font l’actualité par exemple ces entreprises qui refusent de retirer du marché certains de leurs produits alors qu’ils sont considérés cancérigènes !
En sciences de gestion (discipline d’ailleurs fort méconnue des médias) d’autres spécialités coexistent avec le marketing, comme la finance, le contrôle de gestion, ou encore les ressources humains, etc. Ces fonctions font parfois l’objet de mises en spectacle : la fonction « ressources humaines » chez France Telecom a fait la une des médias à l’occasion des suicides de ses salariés. Ou encore la fonction « finance » qui secoue les marchés suivant les innovations rusées des financiers. Ainsi toutes les fonctions sont contestables et pas seulement le marketing. Finalement, cette discipline trop visible sert surtout de bouc émissaire à l’ensemble des maux des entreprises !
On peut donc se poser à juste titre la question suivante : le modèle, dans sa globalité, sur lequel repose l’entreprise ne pose-t-il pas un réel problème ?
Ces entreprises ne sont-elles pas contraintes par le système sur lequel elles sont établies ? Et par conséquent, les experts scientifiques qui l’étudient ne sont-ils pas modelés par ce système ?
Un modèle altéré à son origine
L’objectif du système économique est de générer de la croissance. Mais qu’est-ce que la croissance économique ? Cette dernière est la résultante de l’ensemble des valeurs ajoutées produites par les entreprises, et donc de leur propre croissance, et par conséquent de l’exploitation, entre autres, de matières fossiles dont on sait aujourd’hui, pour certaines, la fin proche dans leur cycle de vie.
Peut-on aujourd’hui raisonnablement promouvoir un système où le cœur de l’équation est un ensemble de facteurs finis pour un résultat toujours infini, la croissance ?
Ces entreprises reposent donc sur cette aberrante équation qui ne peut tendre raisonnablement vers l’infini avec comme contraintes majeures l’actionnaire avide de retour rapide sur capital investi et le consommateur tirant les prix toujours vers le bas.
On voit bien aujourd’hui combien cela affecte notre environnement, voire la survie de notre humanité et de notre planète ? Ne faudrait-il pas promouvoir un autre modèle de croissance plus qualitatif ? Un modèle plus respectueux de l’environnement, des salariés, des fournisseurs, des clients… de l’ensemble des parties prenantes participant à la création de cette valeur ?
Quelles solutions ?
Certains prônent la décroissance, mais c’est un autre extrême qui serait difficilement acceptable par nos concitoyens et guère réjouissant comme avenir.
Il faudrait certainement mettre le curseur entre les deux ou du moins faire en sorte que l’entreprise ne vise pas seulement une croissance quantitative mais de qualité en respectant les différentes parties prenantes de l’entreprise et toutes ses composantes internes (salariés, managers…) permettant ainsi à l’ensemble des acteurs et à l’environnement d’évoluer durablement et équitablement.
Dans ce nouveau modèle, comment le marketing pourra se redéfinir ? Quels peuvent être les stratégies à mener si le but n’est plus de vendre à tout prix ? Si ce n’est plus la création de besoins inutiles ? Comment opérationnaliser ces stratégies ?
Faire connaître le produit, certes, mais comment et dans quelle perspective ? Faut-il encore utiliser les moyens intrusifs ? Ne faudrait-il pas mettre en place une vraie permission marketing auprès du consommateur ? Un vrai partenariat avec le consommateur ? Et non pas un maquillage marketing pour simplement vendre plus ?
Comme nous pouvons le constater, ce n’est pas le marketing qui est mauvais mais l’usage qu’en fait l’entreprise.
Je pense même que le marketing a un rôle important dans l’évolution de l’image de l’entreprise auprès de la société civile.
Si l’on fait un retour aux fondements de la définition du marketing, Baggozzi en 1975 définissait le marketing comme un échange. Autrement dit : créer un bien et/ou un service dont on a besoin et l’échanger contre une partie monétaire représentant le temps et le coût dépensés pour créer cet objet et ainsi répondre à un besoin.
L’entreprise est tellement éloignée du cœur même du marketing : satisfaire le besoin de l’individu ! Elle crée elle-même des besoins complètement inutiles. Tellement inutiles qu’ils engendrent des gaspillages de tous ordres : alimentaires, vestimentaires, technologiques… une incohérence totale au regard d’un développement durable. Et pourtant l’entreprise est un acteur tellement indispensable car elle est le cœur de notre système économique et social. Elle apporte une cohésion, un sens à l’ensemble des acteurs d’un territoire.
Un certain nombre de mes collègues a pris conscience de l’importance du positionnement du marketing au sein de notre société. Il est vrai qu’en tant qu’enseignants/chercheurs en sciences de gestion, nous sommes au cœur du process et c’est à nous, pédagogues et théoriciens, de fournir des approches et des perspectives différentes à l’égard des entreprises, des étudiants, des collectivités, des institutions… :
- transmettre des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être différents pour les générations futures,
- réfléchir pour imprégner davantage nos apports théoriques de valeurs éthiques,
- tenir davantage compte des apports managériaux intégrant l’environnement physique et social dans lequel s’insère l’entreprise, et proposer des implications managériales dans le respect et l’équilibre de ces environnements.
À ce sujet, les entreprises de l’économie sociale et solidaire peuvent nous donner des pistes de réflexion. Ces entreprises, constituées en coopératives ou en mutuelles notamment, fonctionnent sur un mode collaboratif, aussi bien en amont (au niveau des fournisseurs-logisticiens-grossistes par exemple) dans le processus de création de la valeur ajoutée qu’en aval (auprès des clients, consommateurs entre autres). Par ailleurs, elles sont très implantées dans leur territoire et dans l’ensemble des réseaux sociaux. Et par conséquent, elles apportent une vraie valeur ajoutée au sein de leur lieu en termes de produits, de services, de liens, d’engagements locaux, et plus largement sur l’ensemble de leur filière.
Si l’on pousse l’exemple plus loin, l’expérience de la monnaie locale Ithaca Hours pourrait nous donner une très belle leçon : le cœur de l’échange n’est plus simplement le produit contre une certaine somme monétaire mais contre des heures travaillées.
Par ailleurs, il faut souligner que cette problématique touche l’ensemble de tous les domaines scientifiques tels que l’économie, la médecine, l’automatisme… En effet, toutes les disciplines scientifiques participent directement ou indirectement du modèle de croissance actuel. Et il serait pertinent que les experts scientifiques s’interrogent sur le sens à donner à leur travail ; car tous ensemble nous contribuons à construire nos futures sociétés et leur environnement.
Hélène Yildiz, Maître de Conférences HDR Sciences de Gestion, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.