Michel Nakhla, Mines ParisTech
En Europe, la mise en concurrence du transport ferroviaire est pour bientôt : elle sera effective à partir de 2020 pour les grandes lignes et, au plus tard, en 2024 pour les lignes régionales. L’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie ont déjà ouvert à la concurrence le transport ferroviaire de voyageur au niveau national et régional, dans le cadre acté par Bruxelles. En France, pour l’instant, la SNCF Mobilité, établissement public industriel et commercial (EPIC), est toujours régie par l’article L2141-1 du Code des transports qui lui octroie le monopole de l’exploitation du transport ferroviaire de personnes sur le réseau ferré national.
Présenté le 14 mars en conseil des ministres, le projet de loi pour un nouveau pacte ferroviaire prévoit de transformer le statut juridique de la SNCF en une société anonyme (SA). Celle-ci demeurerait privée, avec des capitaux publics, tout en gardant un contrôle plus important sur la dette. Un autre changement majeur attendu dans le cadre de cette refonte est la fin du statut des cheminots pour les nouveaux embauchés.
La réforme engagée s’inspire clairement de la libéralisation des chemins de fer allemands. Cette dernière peut-elle constituer un modèle à suivre pour la SNCF ? Existe-t-il d’autres alternatives que l’alignement sur l’exemple allemand pour mener à bien la modernisation de la société de chemins de fer français ?
En finir avec les monopoles historiques : le Sherman Anti‑Trust Act
Le Sherman Anti-Trust Act de 1890 constitua la première décision pour limiter les comportements anticoncurrentiels des entreprises aux USA. Il fut utilisé pour trancher plusieurs affaires, dont la plus célèbre, United States v. Terminal Railroad Association of St. Louis en 1912, a établi les règles interdisant les pratiques concertées et les monopoles restreignant le libre accès aux infrastructures essentielles. Ces dernières sont des infrastructures non duplicables, détenues par une entreprise dominante et dont l’accès est indispensable à d’autres entreprises pour proposer leur activité sur le marché. En 1985, la Cour de justice des communautés européennes s’est appuyée sur cette logique pour exiger l’accessibilité à certaines infrastructures sous monopole afin de permettre des offres concurrentes et une amélioration de la productivité.
Au cours des années 1980, les conceptions de l’économie de marché et de la libre concurrence selon Milton Friedman sont reprises progressivement par les dirigeants politiques, qui s’appuient sur elles pour lancer des reformes de privatisations et de démantèlement des monopoles étatiques, notamment en Grande-Bretagne, aux États-Unis et au Chili. Les fondamentaux de la pensée de Friedman sont exposés dans son best-seller, Capitalisme et liberté, publié en 1962. En résumé, le rôle des pouvoirs publics n’est plus de se substituer aux entreprises ni au fonctionnement du marché. L’État doit se limiter à garantir le respect de la loi, du droit et de la propriété privée. Il doit également agir contre certains monopoles et pallier les éventuelles défaillances du marché en favorisant la concurrence. Pour Milton Friedman, les monopoles d’origine étatique doivent être limités au maximum.
Transport ferroviaire : la longue marche vers la concurrence, avec ou sans privatisation
L’idée directrice de ces réformes est de s’attaquer aux monopoles, y compris les monopoles de service public. En effet, dès lors qu’il y a monopole, l’entreprise publique échappe à la régulation par le marché : elle peut choisir ses prix, s’enrichir abusivement, ou se laisser aller à la dette et aux dépenses, n’étant pas soumise au contrôle du marché des capitaux. Le monopole national peut être aidé indéfiniment par l’État, soit par des subventions, soit par des allègements de taxes ou des prêts pour équilibrer son budget. L’absence de risque de faillite n’incite donc pas forcément les managers publics à la performance ! La contrainte budgétaire qui pèse sur le monopole est une « contrainte molle ».
Si l’on excepte la stratégie « ne rien changer », difficile à défendre face à l’ouverture du marché européen, deux modes d’organisation dominent :
- Le démantèlement du monopole public historique en plusieurs entreprises privées concurrentes comme en Grande-Bretagne. Le Railways Act de 1993, avait déclenché la vente totale du monopole public British Rail. Aujourd’hui, pour un passager britannique, le coût mensuel moyen est six fois plus élevé qu’ailleurs en Europe et représente 14 % de son revenu mensuel, contre 2 % en France. Une augmentation de 3,6 % est annoncée pour l’an prochain, qui s’explique notamment par l’augmentation de l’inflation depuis le vote du Brexit.
- La séparation entre une entité qui gère le réseau et une entité qui gère le transport ferroviaire des voyageurs. Ce schéma, inspiré du Sherman Antitrust Act, semble s’imposer dans les pays déjà ouverts à la concurrence comme l’Allemagne et l’Italie. En France, la SNCF Réseau gère le réseau et la SNCF Mobilités gère le transport, non encore ouvert à la concurrence.
Dans ces deux modes d’organisation simplifiés, la concurrence peut s’opérer selon deux modalités :
- Pour le marché (open access – libre accès) : les entreprises sont en compétition pour le prix proposé, les dessertes, les fréquences, la nature du matériel roulant, les services à bord, les créneaux horaires, etc. En France, certaines lignes sont déjà exploitées de cette façon : lignes TGV, Thalys et Eurostar, Thello de nuit Paris-Venise, Thello de jour Marseille-Nice-Milan.
- Au sein du marché (marché contestable) : une seule entreprise gère le marché, mais tout opérateur a la possibilité d’y entrer, en répondant à « un appel d’offres compétitif assorti d’un cahier des charges stipulant les obligations de service public à respecter par l’entreprise retenue ». Le Royaume-Uni est allé très loin dans cette voie après démantèlement de son opérateur historique British Railways.
Deutsche Bahn : séparer politique salariale et avantages statutaires acquis
En Allemagne, le rail est ouvert à la concurrence depuis 1994 par la création de la Deutsche Bahn Aktiengesellchaf (sigle simplifié DB), une entreprise issue de la fusion des deux entreprises ferroviaires préexistantes (la Deutsche Bundesbahn de l’ancienne RFA et la Deutsche Reichsbahn de l’ancienne RDA). La DB est une société par actions de droit privé. L’État en demeure le seul actionnaire, toutefois cela ne lui confère pas plus de droit qu’un actionnaire privé. Certains commentateurs ont qualifié de privatisation cette modification. À tort, puisqu’il n’y a pas eu de changement de propriétaire. C’est d’ailleurs la grande différence par rapport à la « vraie » privatisation britannique. Cependant, ce statut de droit privé rend possible la cession ultérieure d’une partie du capital à des investisseurs privés.
Rapidement, la DB s’est structurée en holding avec plusieurs filiales : DB Netz (réseau ferré), DB Cargo (marchandises), DB Regio (transport régional) et s’est dotée d’un directoire qui gouverne l’entreprise, sous le contrôle d’un conseil de surveillance. À terme, la dissolution de la holding n’est pas exclue. En même temps que l’entreprise DB, deux organismes administratifs ont été créés : d’une part, Eisenbahn-Bundesamt (EBA), l’autorité fédérale du chemin de fer qui a la charge d’accorder les autorisations d’exploitation et du contrôle, d’autre part Bundeseisenbahnvermögen (BEV), l’entreprise qui gère le patrimoine ferroviaire.
La BEV a pris en charge en 1994 les fonctionnaires des deux anciennes entreprises (Deutsche Bundesbahn et Deutsche Reichsbahn). Certains d’entre eux ont aussitôt quitté BEV pour signer des contrats de travail de droit privé. L’organisation proposée a permis de dissocier la politique salariale de la nouvelle entreprise DB des avantages acquis par les fonctionnaires. Si ces avantages leur restent assurés, ils n’ont en revanche pas la garantie de travailler pour la DB. La réforme permet de diminuer progressivement le nombre de fonctionnaires, car les nouveaux employés ne bénéficient plus de ce statut.
DB : une entreprise débarrassée du fardeau de la dette
Parallèlement à la réforme législative, le gouvernement fédéral allemand a décidé de transférer l’intégralité de la dette, soit 35 milliards d’euros, à la BEV. Cette décision a été inspirée par la privatisation de la Japanese National Railways (JNR), menée en 1987. La DB est ainsi libérée de la dette et retrouve une position privilégiée sur le marché. Ce régime lui permet d’ajuster ses effectifs selon les besoins et de réorganiser le travail pour une montée en compétence des salariés.
À partir de 1996, ce sont les Länders qui établissent et financent les transports en matière de liaison locales et régionales. Elles choisissent de les assurer par chemin de fer ou non, en passant des contrats avec un ou plusieurs opérateurs dont la DB.
La fin du monopole mais une DB toujours leader
En Allemagne, comme en Italie, l’ouverture à la concurrence est effective sur tous les segments de marché, au niveau national et local. Près d’un quart du marché régional est assuré par des opérateurs privés. Les entreprises françaises y sont très actives. Kéolis, filiale de la SNCF, opère en Allemagne depuis 15 ans. Toutefois la concurrence est rude, et seuls les opérateurs les plus performants survivent. Fin 2014, le groupe français Transdev a ainsi dû cesser d’exploiter la ligne Leipzig-Warnemünde. Lancée en 2016 et financée par crowdfunding, la start-up ferroviaire berlinoise Locomore vient de déposer le bilan sur la liaison quotidienne Berlin-Stuttgart.
En Italie, l’entreprise Nuovo Trasporto Viaggiatori (NTV) opère aux côtés de l’opérateur historique Trenitalia depuis 2012, année de lancement du premier TGV de cette entreprise ferroviaire privée détenue par des investisseurs italiens. La SNCF est actionnaire à hauteur de 20 % du capital de NTV.
Privatisation et qualité de service
En Grande-Bretagne comme en Allemagne, la suppression du monopole des compagnies nationales a amélioré considérablement le service.. Selon l’Europeans’ satisfaction with rail services, avec un taux de régularité à 5 min de 80 % (en 2014), les TGV français se situent devant les trains allemands.
La situation est toutefois différente pour les trains régionaux : avec un taux de régularité de 90,3 %, la SNCF se situe derrière la Grande-Bretagne (92,9 %), et loin derrière l’Allemagne (96,3 %). En outre, avec une moyenne de 40 trains de voyageurs circulant chaque jour par kilomètre de ligne et par sens en 2015, la France ne se place qu’en dixième position en Europe en matière d’intensité d’utilisation de son réseau ferroviaire, devant l’Espagne mais derrière la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie.
Jusqu’où aller plus loin ?
La réforme des chemins de fer en Allemagne s’est caractérisée par un très fort engagement de l’État. En plus de la Deusche Bahn, deux organismes publics ont été créés en même temps, afin de prendre en charge la gestion de la dette, le personnel fonctionnaire, le patrimoine immobilier hors exploitation et le financement de l’infrastructure. La réforme engagée en France semble s’en inspirer, tout en restant très mesurée.
Sans rentrer dans les détails techniques, en Grande-Bretagne, la réforme a été marquée au contraire par une volonté générale de désengagement de l’État. Ainsi, le réseau voyageurs a été démantelé en plusieurs concessions sur une base régionale. Celles-ci ont été mises aux enchères et concédées à des entreprises chargées de les exploiter pour une durée limitée. Aujourd’hui, la quasi-totalité du réseau est gérée par une vingtaine de franchises attribuées après appels d’offres du Ministère des Transports. Dans le système ferroviaire britannique, l’investissement dans les infrastructures est confié à Network Rail (ex-Railtrack), entreprise privée propriétaire des infrastructures ferroviaires. Elle facture aux exploitants des droits d’accès pour l’utilisation des voies. Le matériel roulant a été vendu à des sociétés financières en charge de sa location.
Au-delà des exemples allemands et britanniques, les pays où la concurrence est effective ont tous mis en place des principes incontournables afin de lever les barrières à l’entrée de nouveaux opérateurs (homologation, péage, neutralité du régulateur, etc.). Nul doute qu’avec son marché de plus d’un milliard de voyageurs par an, la France sera elle aussi très attractive !
Michel Nakhla, Centre de Gestion Scientifique-I3 UMR CNRS 9217, Mines ParisTech
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.