« Je ne dirais pas que Bush était si stupide », confie le cinéaste Adam McKay, qui consacre un film à l’ancien vice-président américain Dick Cheney, formidablement incarné par Christian Bale.
Avant même la première image de « Vice », les spectateurs sont prévenus : ce film de Adam McKay (sortie le 13 février) est « aussi vrai que possible ». Et c’est cette vérité qui peut terrifier, car le cinéaste nous raconte le parcours de Dick Cheney, petit gars de Casper (Wyoming) qui a fait une carrière politique aux Etats-Unis jusqu’à décrocher le poste de vice-président, s’arrogeant un maximum de pouvoirs.
Si en Italie, Paolo Sorrentino tourne la politique en farces avec pour héros le sinistre Giulio Andreotti, « Il Divo », ou le grotesque Berlusconi, « Silvio et les autres », les Américains ont Michael Moore et Adam McKay pour bousculer l’ordre établi. L’un fait des documentaires (« Fahrenheit 9/11 », « Michael Moore in Trumpland »…), l’autre des fictions, et les deux montrent une réalité finalement plus dramatique que drôle. « Nous sommes tous les deux nés dans des villes industrielles ruinées, et nous avons tous les deux observé comment le pouvoir de l’argent a transformé profondément le pays », confie Adam McKay dans un salon du Bristol, à Paris.
Après avoir distrait l’Amérique dans l’émission parodique « Saturday Night Live », et tourné des comédies avec son complice Will Ferrell (« Présentateur vedette : la légende de Ron Burgundy », « Frangins malgré eux »…), le réalisateur traite désormais de sujets sérieux avec une bonne dose d’humour. « The Big Short : le casse du siècle » (Oscar du meilleur scénario) était un film décapant sur la crise des subprimes, et « Vice » n’est pas un simple biopic de Dick Cheney, mais un film inventif et hilarant, qui dénonce les abus de pouvoir et les manipulations qui ont engendré le nouveau désordre mondial.
Pour un acteur, « Vice » est un film à Oscars (le long-métrage a obtenu huit nominations), Christian Bale ayant déjà reçu le Golden Globe du meilleur acteur pour sa formidable incarnation de Dick Cheney. Ce soir-là, le comédien remerciait Satan de l’avoir inspiré dans ce rôle, pour lequel il a pris une vingtaine de kilos, subi des heures de maquillage, porté de nombreuses prothèses… jusqu’à la métamorphose en « génie du mal ».
Etudiant moyen, athlète médiocre, homme patient et silencieux, le jeune Cheney n’avait pourtant aucun talent particulier, si ce n’est d’avoir épousé Lynne (jouée par Amy Adams), qui va le pousser à devenir quelqu’un. « C’était plutôt un jeune homme charmant, qui faisait du sport, c’est un beau couple de jeunes gens avec Lynne ; ce qui est étonnant dans son parcours c’est sa transformation, c’était un garçon sans ambitions, qui était tout à fait moyen sur tous les plans, celle qui brillait, celle qui avait l’ambition, celle qui a tiré son mari vers le haut, c’est Lynne », raconte Adam McKay, « J’ai aussi vu le film comme une grande histoire d’amour, c’est un homme qui tombe éperdument amoureux de cette fille, et finalement ce parcours spectaculaire qu’il fait, et celui de sa femme, a fini par transformer le pays tout entier ».
Adam McKay : « On a essayé d’être le plus honnête possible »
« Quelles sont nos convictions ? », demande le jeune Cheney à son mentor Donald Rumsfeld (incarné par Steve Carell). Il n’aura qu’un grand éclat de rire pour réponse. Et a compris la leçon, grimpant tranquillement tous les échelons de la politique américaine, le Républicain débute sa carrière sous Nixon, fait la campagne de Gerald Ford, qui le nomme chef de cabinet à la Maison Blanche, sera secrétaire d’Etat à la Défense sous Bush père, puis vice-président du fils, George W. Bush (incarné par Sam Rockwell).
« Je ne dirais pas que George Bush était si stupide, mais quelqu’un de vraiment, vraiment, inexpérimenté, et qui n’avait aucune idée de la responsabilité qui pesait sur ses épaules ; il a mis six ans à comprendre à quel point Cheney le manipulait », estime Adam McKay. De 2001 à 2009, Cheney a bien rempli le « nothing job » de la vice-présidence ; après le 11 septembre, il est le maître d’œuvre du Patriot Act limitant les libertés individuelles, de l’autorisation de la torture, de l’invasion de l’Irak grâce aux introuvables armes de destruction massive de Saddam Hussein… Le « Vice » règne alors à la Maison Blanche.
« Ce n’est qu’au moment de l’invasion de l’Irak qu’il y a eu une prise de conscience que quelque chose n’allait pas, et qu’il y avait une riposte qui n’était peut-être pas justifiée », estime Adam McKay, qui n’a pas essayé de rencontrer le couple Cheney. « Je pense que ce n’était pas très utile de les rencontrer, parce qu’après ils auraient eu des prétentions sur le film, et voulu d’une façon ou d’une autre mettre la main sur le film », dit le réalisateur, « On a d’abord commencé par explorer tout ce qui existait, tous les livres qui ont été écrits, les interviews qui ont été faites, les documents officiels disponibles sur la vie de Dick Cheney. Une fois qu’on a fait ce travail là, nous avons recruté nos propres journalistes qui sont allés enquêter sur les coulisses, et ont rencontré des personnes qui ont eu à un moment donné affaire à la famille Cheney ».
« Mon regard était celui qui cherche à comprendre, à répondre à une question qui est comment ces gens-là ont fait ce qu’ils ont fait, comment ils sont devenus ce qu’ils ont été. Le point de départ du film, c’est de se dire que ce sont des êtres humains et comment ils ont fait ce chemin-là, comment ces attitudes qu’on peut qualifier de monstrueuses sont sorties de ces êtres humains », ajoute le réalisateur qui, à plusieurs reprises, filme le personnage de Dick Cheney à la pêche. « Très vite, nous sommes tombés sur cette métaphore, d’ailleurs il y a une citation de Lynne qui dit : Si vous voulez comprendre mon mari, il faut savoir que c’est un pêcheur à la mouche. C’est très caractéristique, sa patience, la façon dont il comprend très vite qu’il faut des appâts, une vision à long terme pour arriver à manipuler, et arriver à vos fins, c’est une métaphore qui s’est imposée de façon évidente », précise Adam McKay.
Et tout en démontrant le machiavélisme politique, lui aussi, malin, nous appâte avec la forme de son film, un récit déstructuré, un faux générique de fin, une conversation shakespearienne entre Dick et Lynne, un personnage qui nous interpelle, Naomi Watts en présentatrice de Fox News… et une dernière surprise dans le vrai générique de fin. « L’artiste n’a pas d’autre but que la séduction, il y a sans doute une résonance entre le faiseur et le personnage qu’il met à l’écran, mais on a essayé d’être le plus honnête possible », assure en souriant le cinéaste, « Des choses simples sont dissimulées sous une couche de jargon et d’artifices qui rendent le mécanisme du pouvoir assez confus et opaque pour le public, j’essaie tout simplement d’enlever cette couche de fumée pour rendre les choses plus accessibles, et aussi simples qu’elles sont et donc ouvertes à tous ».
Amy Adams : « Je me suis laissée porter par le personnage »
Elle aussi maquillée et transformée pour incarner Lynne Cheney, de 20 à 70 ans, Amy Adams est au naturel jolie et élégante, assise aux côtés d’Adam McKay au Bristol. « Je n’ai pas résisté à la fascination, je me suis complètement laissée porter par le personnage, dans la mesure où c’est une femme qui est très sûre d’elle-même, j’ai complètement adhéré à cette façon d’être, en assumant cette assurance qui était la sienne », confie l’actrice, nommée pour l’Oscar de la meilleure actrice secondaire.
Secondaire, la vraie Lynne ne l’était pas, elle était au contraire primordiale dans la carrière de son époux. « J’ai d’abord essayé de m’intéresser à la dimension politique et sociale du personnage, comprendre comment cette femme a joué un rôle à sa façon », dit Amy Adams, « Mais j’ai pensé que ce ne serait pas une bonne porte d’entrée pour le personnage, alors j’ai essayé de comprendre son parcours intime, je me suis intéressée à son enfance, elle a écrit un livre sur sa vie, et c’est très intéressant de voir la façon dont elle approche les luttes qui ont été les siennes, et comment elles ont été très formatrices ».
« Le matériau ne manquait pas, puisqu’elle a écrit quatorze livres à elle seule, et vingt-neuf livres en tant que co-auteur, le matériel écrit était donc très abondant, il y a aussi des vidéos, elle a fait des lectures, des conférences, s’est beaucoup exprimée oralement, tout cela était très utile pour moi », raconte la comédienne, « C’était très important de voir que ce sont des personnes qui contrôlent et qui maîtrisent la parole, ce qu’ils disent est une partie très choisie de leurs intentions réelles et de leurs pensées. C’était une des façons d’approcher le personnage de savoir que ce qu’ils disent est aussi révélateur que ce qu’ils ne disent pas ».
Ce que la famille Cheney n’a pas dit, c’est ce qu’elle pense du film. Adam McKay n’a eu aucune réaction officielle depuis la sortie du film, « curieuse », aux Etats-Unis : « Il y a ceux qui ont aimé et ceux qui ont détesté, mais pas forcément là où on l’attendait », dit-il. « Des jeunes disent qu’ils ne savaient pas tout ça et l’apprennent grâce au film, il y a aussi des gens plus âgés pour qui c’est une explication, ils ont observé la transformation du pays sans en connaître les raisons », ajoute le cinéaste, qui prépare un film sur le réchauffement climatique. « Mais ce n’est pas simple », assure-t-il.
Patrick TARDIT
« Vice », un film de Adam McKay, avec Christian Bale et Amy Adams (sortie le 13 février)