Dans son nouveau film d’animation, « Dilili à Paris », le créateur de Kirikou sublime l’Art Nouveau et dénonce l’oppression des femmes par les hommes.
« Je jubile en travaillant, j’espère mourir en travaillant », confiait Michel Ocelot, bientôt 75 ans, lors de sa venue à Nancy, où il était invité d’honneur du Festival Klap Klap, et où il est venu présenter son nouveau film « Dilili à Paris » (sortie le 10 octobre) au Caméo, lors de l’opération Ciné-Cool. Un retour logique puisque le
créateur de « Kirikou », « Azur et Asmar », « Princes et Princesses »… était venu photographier pour son film, visuellement superbe, du mobilier, des œuvres, des objets, des artistes de l’Ecole de Nancy (Gallé, Majorelle…), dont un superbe lit dont il a fait celui de Sarah Bernhardt dans « Dilili ».
C’est dans un « spectacle » colonial, une attraction, que l’on découvre la petite Dilili, métisse kanaque cultivée, puisqu’elle a eu Louise Michel pour institutrice. Un joli garçon aux yeux bleus, Orel, la promène dans Paris à bord de son triporteur, Montmarte, l’Opéra de Paris, l’Institut Pasteur… Et lui fait rencontrer le Tout-Paris de la Belle Epoque : Monet, Renoir, la Goulue, Debussy, Toulouse-Lautrec, Degas, Bruant, le clown Chocolat, Erik Satie, Ernest Renan, Mucha, Marcel Proust, Rodin, Camille Claudel, le Prince Edouard, Santos Dumont… Célébrités d’alors auxquels la « poupée de miel » dit : « Je suis heureuse de vous rencontrer ».
« J’ai eu beaucoup de plaisir à dessiner ces gens que j’aime », assure Ocelot, qui a consacré six ans à monter ce projet : « Ce film n’est pas politiquement correct, et ça inquiète », constate le cinéaste. Car aussi petite et vaillante que «Kirikou », Dilili résoudre le mystère des fillettes enlevées dans Paris. Et ce qu’elle va découvrir est terrible : c’est une secte masculine, « les mâles-maîtres », qui enlève et asservit les demoiselles. « Toutes les religions ont mis les femmes dans une position inférieure », rappelle Michel Ocelot. Interview, Place Stanislas à Nancy.
« Tous mes figurants sont des méga-vedettes »
Jamais l’Art Nouveau et l’Ecole de Nancy n’ont été aussi bien mis en valeur au cinéma que dans votre film, on y voit que ces artistes ont meublé et décoré le Paris 1900. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans l’Art Nouveau ?
Michel Ocelot : J’aime beaucoup d’arts, ce n’est pas une fixation particulière, mais oui, je les aime bien, et j’orne mon film avec les travaux de l’Ecole de Nancy, c’est beau. Je suis intéressé par cet art, parce qu’il a voulu faire autre chose et il l’a fait, la plupart du temps c’est fou, pas réaliste, difficile à multiplier d’une manière bon marché. C’est un art décoratif très particulier, qui a eu une vie très courte mais qui ressortira de temps temps, une folie de liberté, c’est une chose à retenir : être un peu fou et ne pas imiter les autres. Les artistes avaient conscience de faire autre chose, de ne pas obéir aux habitudes, rompre avec le passé et faire de jolies choses, sortir, arrêter d’être dans des maisons aux volets fermés. A la fin du XIXème siècle, on n’en pouvait plus d’imiter, d’imiter, d’imiter, d’être d’un style mais pas soi-même, il y a eu vraiment une cassure complète, ils ont fait autre chose, ils ne se sont pas inspirés de ce qu’on avait déjà fait, c’était une manière de se dépêtrer des Louis XV, des Louis XVI, des Grecs et des Romains… J’aime une certaine folie, c’est extraordinaire d’être bouillonnant à ce point, l’Art Nouveau a utilisé toutes les matières existantes, et c’est très vivant.
Dans le décor magnifique de ce Paris, vous avez aussi un casting extraordinaire, toutes les célébrités d’alors, écrivains, peintres, chanteuses, actrices, scientifiques, aventuriers…
Oui, tous mes figurants sont des méga-vedettes, ce ne sont que des gens que j’aime, j’ai fait un peu joué le star-system. C’est comme l’Art Nouveau de Nancy, il faut se vendre ailleurs, quand je fais des films je pense à la planète, donc autant évoquer Picasso et Pasteur plutôt que des gens dont on n’a jamais entendu parler. J’ai choisi des célébrités, et de préférence dont on puisse toucher les œuvres, des peintres, des sculpteurs et des musiciens, j’ai quand même fait une liste de tous les gens nécessaires et il y en avait beaucoup plus.
À travers tous ces artistes, toutes ces inventions, on constate surtout que c’est une période de grande modernité et d’émancipation des femmes ?
C’est énorme. J’ai d’abord pensé à un film en costumes, et en me renseignant sur les costumes je me suis aperçu que la Belle Epoque était géniale, on butait sur un génie à tous les coins de rue. En 1900, les choses intéressantes c’est l’émergence des femmes, des natures extraordinaires qui sont arrivées contre tous à aller où elles voulaient, les premières étudiantes en université, les premières médecins, les premières avocates… Et des individus de premier plan, comme les trois que je réunis à la fin, Sarah Bernhardt, Louise Michel et Marie Curie, c’est colossal ces femmes, on ne les a pas aidées et elles y sont arrivées, elles ont frayé le chemin aux autres ; je montre aussi Colette, qui a vécu sa vie avec une grande audace, et qui a gagné sa vie en faisant le boulot qu’elle voulait, écrire.
« Des hommes qui font du mal aux femmes, c’est tout le film »
Refus du CNC, des chaînes de télé, de votre producteur habituel… vous avez eu des difficultés à produire et monter ce film ?
Tous les gens qui ont dit non à mon film ne m’ont pas donné d’explications, et je n’en ai pas demandé. On peut évoquer des possibilités, d’une part la culture a tendance à faire peur aux commerçants, et le fait qu’une séquence ne soit pas politiquement correcte peut inquiéter les bailleurs de fonds, c’est clair. Ce qui ne me surprend pas, c’est qu’aucun distributeur américain ne veut entendre parler de ce film ; mais ce qui m’étonne c’est qu’aucun festival ne veut le montrer. Si j’étais patron de festival, je voudrais absolument attirer des films qu’on ne verra pas en salles et dont on va parler. Tout le monde a dit non mais au bout d’un moment j’y suis arrivé, j’ai beaucoup de chance d’arriver à faire des choses comme ça.
Plus qu’une séquence qui peut être gênante, « Dilili » a un vrai discours et dénonce l’oppression des femmes par les hommes…
Oui, des hommes qui font du mal aux femmes, c’est tout le film ; et le héros ce n’est pas un mec, c’est une petite fille, une petite fille pas respectueuse.
Entre le cours d’histoire de la première partie et une seconde partie plus militante, c’est quand même un film pour les enfants ?
En le faisant, je me disais que j’allais limiter le film à partir de 6-7 ans, mais personne ne me dit qu’il faut limiter l’âge des enfants, personne. C’est une mécanique de conte de fées, il y a des méchants très méchants, j’ai montré que c’était horrible et lugubre, mais j’ai beaucoup hésité en l’écrivant : est-ce que j’ai le droit de montrer à une petite fille des femmes qu’on humilie ? Mais c’est ce qui se passe dans la réalité, il faut qu’elle soit prévenue ; en particulier les petites issues de l’immigration, qu’elles sachent qu’elles peuvent faire autrement et qu’elles peuvent être une belle amazone sur un cheval.
« Je suis absolument pour le numérique, je n’ai aucune nostalgie »
De nombreux décors, notamment les monuments et rues de Paris, sont réalisés d’après des photographies. Pourquoi avez-vous utilisé cette technique ?
En voyant tout ça, je me suis dit que je n’allais pas tout repeinturlurer, c’est sensationnel, la réalité est belle et je vais la montrer directement. C’est une chose que j’essaie de présenter avec tous mes films, de belles réalités, et avec Paris je n’y suis pas allé de main morte, j’ai pris mon appareil photo et j’ai photographié. Ce qui change, c’est que j’ai enlevé toutes les autos, tous les vélos, toutes les motos, toutes les poubelles, il y en a partout ! Quand il me manquait quelque chose, en cours de tournage, je prenais mon appareil photo, je sortais et je revenais avec, on peut le mettre tout de suite dans le film. Je suis absolument pour le numérique, je n’ai aucune nostalgie et je jubile que ce ne soit plus de la pellicule ; quand je montre le film, tout est beau, tout est net, tout est propre, quel bonheur ! Et quelle souffrance du temps du 35mm, qui était toujours sale et rayé. C’est très bien le numérique, ça permet vraiment d’essayer plusieurs choses, d’aller plus vite, de corriger, sans tout remettre en question, ça me plaît beaucoup.
Comme Hergé qui ne voulait pas qu’un autre dessinateur ne reprenne Tintin, vous ne souhaitez pas qu’un autre s’empare de Kirikou ?
A un moment de sa vie, on s’imagine mort, ce qui est très désagréable, et d’autre part on se pose des questions inquiétantes : est-ce que ces films continuent ou pas ? Kirikou, je l’ai fait tellement avec mes tripes, personne n’a su écrire des dialogues pour Kirikou, des gens ont essayé c’était horrible, il n’y a que moi qui peut le faire. Par contre, la petite mécanique des silhouettes, je la donne volontiers à tout le monde, et j’aimerais bien faire une série européenne avec des contes de chaque pays.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Dilili à Paris », un film de Michel Ocelot (sortie le 10 octobre).