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Les trésors de Caro et Jeunet

Exposition à La Halle Saint-Pierre, à Paris, jusqu’au 31 juillet 2018

Jean-Pierre Jeunet est comme un gamin à qui on aurait fait un cadeau. Sur la main en bois de P’tit Louis (personnage d’« Un long dimanche de fiançailles »), le cinéaste vient de trouver un tout petit avion déposé par un visiteur, une reproduction du biplan utilisé dans le film. « C’est marrant », se réjouit Jeunet, dans La Halle Saint-Pierre, à Paris, où est présentée l’exposition « Caro/Jeunet », à quelques mètres des jardins du Sacré Coeur où Nino Quincampoix (Mathieu Kassovitz) pourchassait Amélie Poulain (Audrey Tautou).

Les costumes de Nino et Amélie sont d’ailleurs là, parmi des dizaines d’objets utilisés dans les films réalisés par Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, ensemble (« Delicatessen », « La Cité des enfants perdus »…) ou séparément. Dès l’entrée, sont accrochés les claps de ces films, dont « Amélie » qui n’était pas encore titré « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain ». C’est comme si on entrait dans une caverne magique, ou un curieux atelier de fabrication, où ont été imaginés des objets fantastiques et conçus des machines absurdes. Comme si on entrait sur un plateau de tournage, où seraient rassemblés tous les trésors de ces deux artisans du cinéma.

Le nain de jardin globe-trotter

L’un venant de la bédé, l’autre de l’animation, Caro et Jeunet se sont rencontrés au Festival du film d’animation à Annecy, en 1974. Après une enfance et adolescence à Nancy, le jeune Jean-Pierre y était alors technicien chez France Télécom, posant des centraux téléphoniques dans l’Est de la France. Ensemble, Caro et Jeunet réalisent d’abord des courts-métrages dont « Le bunker de la dernière rafale », tourné en partie à Nancy et diffusé en première partie du film de David Lynch « Eraserhead ».

Pour « Le Manège », ils ont fabriqué un petit manège et sculpté de petits bonhommes, qui sont là en bois et en os dans l’expo. Avec dessins, affiches, études de décors, peintures, storyboards, photos… et objets en tous genres, mis en situation avec des extraits de films. Barbe blanche, bonnes joues et bonnet rouge, le nain de jardin du papa d’Amélie est là, dans sa vitrine avec les polaroïds qui prouvent que le petit globe-trotter a bien fait le tour du monde. Plus loin, l’album des photomatons (cahier du générique), le petit cochon lampe de chevet, un cliché d’Amélie sur les marches de la gare de l’Est, et la boîte de Bergamotes de Nancy, dans laquelle Maurice Bénichou émerveillé retrouve ses trésors de gamin, dont les coureurs cyclistes miniatures, qui sont là eux aussi, bien sûr, tout comme la petite musique de Yann Tiersen qui se fait entendre doucement.

Dans un coin, la créature géante (deux mètres de haut) de « Alien Resurrection » voisine avec le torse humain d’où s’éjecte l’affreuse bestiole. Une planche où est inscrit « Bingo Crépuscule », et la croix de bois au nom de Manech, nous rapellent les impressionnantes scènes de tranchées d’« Un long dimanche de fiançailles » ; sur un mannequin, la tenue de Mathilde (Audrey Tautou encore) dans sa maison de Bretagne, et plus loin la fameuse main en bois du P’tit Louis.

Le cochon de « Delicatessen »

Quelques pas, et l’on se retrouve dans « La Cité des enfants perdus », avec la maquette géante du Styx, bateau fabriqué par le décorateur Jean Rabasse, le costume doré de Miette, et « Irvin » en personne, cette créature mécanique au cerveau plongé dans un liquide verdâtre et qui a la voix de Jean-Louis Trintignant. L’enseigne du cochon de « Delicatessen » est accrochée près du tablier de boucher porté et signé par Jean-Claude Dreyfus. De superbes dessins nous plongent dans le repaire des chiffonniers de « Micmacs à tire-larigot ». Voici la machine conçue par le génie précoce dans « L’extravagant voyage du jeune et prodigieux TS.Spivet ». Et une vitrine abrite ces « Bestioles » que Jeunet bricole, personnages d’un court-métrage d’animation, « Deux escargots s’en vont », réalisé avec Romain Segaud, sur un poème de Jacques Prévert.

Dans un recoin, un peu caché, on découvre quelques documents sur « Les films que vous ne verrez jamais ». Des films que même « le cinéaste français le plus récompensé », Jean-Pierre Jeunet, n’a pu tourner, tel cet attirant « Casanova » avec Diego Luna (lire par ailleurs), ou « Life for Pi », adaptation du livre de Yann Martel à laquelle il a consacré deux ans, et finalement réalisée par Ang Lee. On se contentera de quelques images et d’une maquette de la barque et du tigre naufragé.

Patrick TARDIT

Exposition « Caro/Jeunet », jusqu’au 31 juillet 2018, à La Halle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard à Paris. Ouvert tous les jours. Infos sur hallesaintpierre.org

Jean-Pierre Jeunet :

« Les objets jouent un rôle »

« C’est un plaisir de partager ces objets emblématiques », dit Jean-Pierre Jeunet.

En entrant dans l’exposition à la Halle Saint-Pierre, on a l’impression de pénétrer dans une malle aux trésors géante, c’est comme ça que vous l’avez conçue ?

Oui, c’est ça. Un cabinet de curiosités, j’aime bien ce terme. Beaucoup de choses étaient dans mon bureau, qui est petit, c’était compact, les gens trouvaient ça beau et je me suis dit que ce serait dommage de ne pas le faire partager, d’où l’idée de faire une expo. J’ai commencé à chercher partout pendant deux ans, pour récupérer plein de choses, certaines sont arrivées à l’ouverture, j’ai surenchéri à une vente aux enchères sur internet pour un objet de La Cité. L’intérêt que je voyais, c’est que tout est visuel, ce dont ne peuvent pas se targuer beaucoup d’expos de cinéma, il n’y a pas un mot d’explication, les explications sont sur les écrans où l’on voit les objets en situation ; il n’y a que du visuel, parce que nos films le permettent.

L’expo est à Montmartre, sur le territoire d’Amélie Poulain, et les objets présentés parlent directement aux gens, ils sont le lien qu’ils ont avec les films et le cinéma ?

Exactement. Les gens ont la banane en regardant les objets, ils s’en rappellent, c’est ça qui est sympa. C’est un plaisir de partager, du coup l’expo partira ensuite au Musée Miniature et Cinéma de Lyon. Les objets sont emblématiques, c’est un peu comme les bottes de sept lieues dans « Le Petit Poucet », ce sont des personnages, ce sont des objets qui jouent un rôle, il y a un côté précieux. Tous les participants des films ont apporté un petit bout, l’un un cahier, l’autre un nain de jardin… Il a fallu les récupérer et les restaurer, j’ai passé un temps fou à les nettoyer, les refaire, les démonter, j’ai refait toutes les petites marionnettes du Manège, c’est un boulot considérable.

C’est aussi quelque chose que vous aimez, ce côté bricolage ?

Je continue à faire des bestioles, c’est indispensable de travailler avec ses mains. Auguste Renoir disait que tout métier qui n’utilise pas ses mains est suspect. Je bricole toujours quelque chose, j’ai eu du plaisir à restaurer tous ces objets. Les petites bêtes, je fais ça pour le plaisir, du coup le film d’animation aussi. Maintenant, je suis passé à autre chose, je fais des boîtes étranges, des masques un peu bizarres, pour changer un peu.

Parmi les nombreux objets de l’expo, il y a bien sûr cette boîte de Bergamotes de Nancy, vue dans Amélie…

Quand on a fait Amélie, ce n’est pas moi qui ai choisi la boîte, c’est un hasard, la décoratrice avait pris cette boîte sans même savoir que j’étais de Nancy, c’est une coïncidence.

On revoit aussi des extraits d’un court-métrage que vous aviez tourné avec Caro à Nancy, « Le bunker de la dernière rafale »…

A Laxou, dans un central téléphonique. Quand ils ont construit ce central, rue du Plateau à Laxou, ils ont englobé le bunker qui était un central téléphonique pendant la guerre, car sinon ils auraient fait péter tout le quartier avec pour le détruire. J’ai grandi là, puisque mon père était le directeur de ce central, et donc on a eu la permission d’aller tourner dedans, le reste a été tourné dans un vieux labo de cinéma à Gennevilliers.

Dans la série des Films que l’on ne verra jamais, on découvre un Casanova, pourquoi n’a-t-il pas abouti ?

Casanova est un film pilote, qui a été fait pour Amazon, et qui a gagné le prix de l’ASC. La particularité d’Amazon est qu’ils soumettent les pilotes aux internautes, qui n’ont rien compris, ce qui fait qu’ils ont décidé de ne pas le mettre en série, il n’existera jamais. Je leur avais proposé d’en faire un long-métrage mais ils n’ont pas voulu m’écouter, c’est ballot que ce ne soit pas plus vu.

Alors quel sera votre prochain film ?

J’aimerais bien le savoir. J’ai trois scénarios finis, dont un sur l’intelligence artificielle sous une forme de comédie noire. Il y en a un autre que Luc Besson voulait produire, mais comme ça ne parle que de sexe, ce n’est pas facile à monter. Et le troisième, qui est plus classique, sur une aviatrice du début du XXème siècle, Adrienne Bolland. Je ne sais pas si j’arriverai à en monter un, c’est devenu tellement dur maintenant avec les financiers, le marketing a pris le pouvoir, il faut faire du formaté.

Y compris pour un cinéaste comme vous ?

Il n’y pas plus de nom, maintenant, ils veulent faire des comédies sociales, point. L’originalité est un gros mot. Delicatessen avait été sélectionné dans le Festival des films qu’on ne pourrait plus faire, et aujourd’hui on n’aurait aucune chance de faire Amélie, voilà où on en est. Si je n’y arrive pas, j’irai voir chez les Américains, ils sont aussi formatés mais quelque part plus ouverts sur le fantastique et le bizarre.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

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