Béatrice Rea, University of Oxford
Au cours des derniers jours, vous avez peut-être remarqué l’apparition, sur votre fil d’actualité Facebook ou dans les médias (Le Figaro, BuzzFeed, HuffPost, France Inter, Brain Magazine, Pause Cafein, Nice Matin, Var Matin, etc.), de divers articles relayant des cartes géographiques de la France qui illustrent les variations de prononciation de plusieurs mots (dont persil, moins, vingt et brun). On peut y observer, notamment, la distribution géographique nord-sud de la prononciation de rose avec le O de beau (un O fermé ou [o]) ou le O de dormir (un O ouvert ou [ɔ]).
Ces cartes exceptionnelles sont l’œuvre colossale du linguiste Mathieu Avanzi, chargé de recherche à l’Université catholique de Louvain (Belgique), et ont été créées dans le cadre du projet-blog de crowdsourcing Français de nos régions, qui se consacre à la variation du français à travers le monde. Et comme l’explique l’auteur dans son article original, ces cartes « ont été réalisées à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles près d’une dizaine de milliers d’internautes ont pris part ». D’ailleurs, son enquête est toujours en cours et vous pouvez y participer.
Bien que ces cartes soulignent avec brio la richesse linguistique qui subsiste en France, certains sites populaires ont saisi cette occasion pour condamner les régions où le français est « mal » parlé. En choisissant un titre sensationnaliste à caractère prescriptif, et sans aucun doute pour attirer les clics des internautes, le journaliste de BuzzFeed, par exemple, a préféré raviver un débat qui n’a pas lieu d’être, celui de savoir qui, dans l’Hexagone, parle le meilleur français.
Pour les linguistes, qui ne voient pas les langues comme immuables et unifiées mais plutôt comme des systèmes variables en changement constant, il est insensé qu’un locuteur puisse prononcer sa langue maternelle « mal » ou « correctement » : toutes ces variantes sont légitimes par le fait même qu’elles existent (contrairement à ce qu’insinuent les dictionnaires ou les grammaires normatives). L’attitude privilégiée par cet article va donc complètement à l’encontre de la raison d’être de la plate-forme linguistique Français de nos régions, qui ne cherche qu’à décrire et expliquer la variation linguistique et non à prescrire comment les gens devraient parler. Et, au final, ce type de propos aura des répercussions désastreuses : il ne fera que décourager l’usage de français régionaux.
Pourquoi ? Parce qu’à un stade avancé l’insécurité linguistique – le sentiment que ressent un locuteur lorsqu’il n’a pas confiance en la façon dont il maîtrise sa langue maternelle puisqu’il considère qu’il ne la parle (ou ne l’écrit) pas « correctement » – peut mener une langue à devenir en voie de disparition : des locuteurs qui se font constamment juger sur leur façon de parler auront tendance, à la longue, à vouloir modifier leur langue.
Pour en revenir à la prononciation de rose (et de jaune, drôle ou saute), il faut noter que BuzzFeed cherche en fait, malgré son titre contradictoire, à légitimer le français parlé au sud de la France. En effet, il faut lire l’article jusqu’à la toute fin pour découvrir que les gens qui prononcent rose avec le O ouvert de dormir respectent en fait « la loi de position » du système des sons du français qui détermine ses règles de prononciation.
Ce qui est problématique c’est lorsque le journaliste de BuzzFeed explique que les gens qui prononcent rose avec le O fermé de beau sont donc « dans l’erreur » puisque dans ces contextes c’est la prononciation avec le O ouvert qui serait la plus « naturelle ». Le journaliste confond ici règle de prononciation et règle de grammaire : quand Mathieu Avanzi parle de règle ou de loi, il fait référence à la façon cognitive dont la langue française tend à structurer ses syllabes et non à une règle prescrite par le Bon Usage de Grevisse.
Par ailleurs, ces mêmes mots (rose, jaune, etc.) sont prononcés en français québécois d’une troisième façon : avec une diphtongue (une succession de deux voyelles qui appartiennent à la même syllabe), un peu comme rau-ouse ou jau-oune. Il suffit d’y penser quelques secondes pour se rendre compte qu’il serait ridicule de demander à des Français du nord de la France ou à des Québécois francophones si leur propre prononciation de rose leur paraît « contre nature ».
Enfin, voici comment BuzzFeed termine son article :
« Merci à Mathieu Avanzi, dont les travaux permettent enfin d’affirmer que les gens du Sud prononcent mieux le français que les Parisiens. »
Il y a fort à parier que Mathieu Avanzi n’est pas particulièrement ravi que ses travaux soient interprétés ainsi…
Brain Magazine a également repris ces cartes dans un article qui va, en guise de conclusion, jusqu’à souhaiter la sécession du Sud-Ouest pour que ses locuteurs puissent « tranquillement bouffer leurs chocolatines et prononcer les S à la fin des mots ». Bien que Brain soit un blog ouvertement satirique et provocateur, ce genre d’attitude ne peut qu’avoir des conséquences néfastes.
On doit bien sûr se réjouir que des travaux linguistiques d’une telle portée soient diffusés dans les médias grand public, cependant il est déplorable qu’un site comme BuzzFeed, qui jouit d’une immense popularité, ait utilisé sa tribune pour propager le mythe que certains locuteurs parlent leur langue « mieux que d’autres ». Pourrait-on pour une fois prendre plaisir à découvrir la richesse des français régionaux plutôt qu’aliéner ceux qui ne parlent pas exactement comme nous ?
Béatrice Rea, Doctorante en linguistique, University of Oxford, University of Oxford
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.