L’entrée du ministère de la Défense, à Paris.
Guilhem Vellut/Wikimedia, CC BY
Ludovic Jeanne, École de Management de Normandie – UGEI
Dans un contexte international tendu, dans lequel il n’est plus possible de croire que le lointain ne nous concerne pas, dans lequel des défis graves se profilent en Asie comme en Afrique, il est à espérer que les nouveaux dirigeants français, en particulier le premier d’entre eux, prennent au sérieux le travail de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR), qui a remis son rapport 2016 il y a quelques semaines et que nous avons récemment commencé à analyser ici.
Depuis 2013 (Loi n° 2013-1168 puis n° 2015-912, modifiant profondément le Code de la sécurité intérieure), de simple vigie, la DPR est devenue le principal acteur de l’évaluation de la politique nationale de renseignement : elle a donc désormais un rôle significatif dans son évolution, entre autres à travers la communication annuelle de son rapport, dont une version publique, dépouillée de ses informations classifiées, est rendue publique.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il n’est pas inutile de rappeler l’organisation de la communauté du renseignement en France. Ce « premier cercle » est composé de six services : Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), Direction du Renseignement militaire (DRM), Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), Direction nationale de Recherche et des Enquêtes douanières (DNRED) et Tracfin. La cohérence de leur action et l’efficacité de la diffusion de leurs analyses sont théoriquement assurées par le Coordonnateur national du renseignement qui, depuis 2008, assure la remontée du renseignement auprès du président de la République et du premier ministre.
Des services en pleine transformation… et en suractivité ?
Selon les chiffres publiés par la DPR, très imparfaits pour restituer la réalité mais utiles pour la cerner, ces six services travaillent et agissent beaucoup. Ainsi, en 2015, 55 811 notes ont été rédigées, notamment par la DRM et la DGSE, pour permettre les décisions des plus hautes autorités politiques. De son côté, la DGSI a pris 583 mesures administratives, comme autant d’entraves à des menaces graves et imminentes.
Malgré cette intense activité, la communauté du renseignement a poursuivi sa transformation avec l’intensification des pratiques d’évaluation, permise par l’affirmation de l’Inspection des services de renseignement (ISR) ; avec la prise en compte des demandes et recommandations de la DPR ; avec de nouvelles procédures comme celles imposées par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) ; avec le développement d’une culture de la mutualisation et des outils de coordination entre services ; avec, enfin, les enjeux du recrutement tant sur un plan quantitatif que dans sa variété.
Le budget d’ensemble de la communauté du renseignement française est de l’ordre de 1,5 milliard d’euros en 2016 pour environ 12 000 personnels, tandis qu’en 2013 ces mesures étaient respectivement de l’ordre de 1,4 et 11 000. Ce ne sont que des ordres de grandeur car les données concernant la DGSI ne sont pas rendues publiques : l’ampleur de l’effort porté sur la sécurité intérieure, notamment la croissance subite de ses effectifs, reste ainsi « secrète ». Mais en quatre ans, le budget total de la communauté du renseignement (premier cercle) a cru de 11 % environ (hors fonds spéciaux) et ses effectifs de 10 %. Au total, 80 % des nouveaux moyens ont porté sur la lutte antiterrorisme.
Les enjeux et les difficultés du recrutement
On constate donc que la communauté du renseignement travaille beaucoup parce qu’elle est très sollicitée par nos autorités, et ce du fait du contexte sécuritaire intérieur et extérieur. L’intensification du recrutement dans les services est donc un fait incontournable. C’est en particulier le cas à la DGSI, à la DRM, pour Tracfin et à la DGSE.
Mais les services de renseignement français ont à faire face à plusieurs difficultés significatives dans leurs stratégies de recrutement :
- trouver les compétences rares : ingénieurs informatiques, locuteurs de langues rares, analystes compétents pour exploiter efficacement le renseignement collecté ;
- gérer la concurrence salariale du privé et des services de l’administration entre eux ;
- avoir les locaux nécessaires pour accueillir ces nombreux nouveaux personnels ;
- composer avec les rigidités des règles de recrutement et la faiblesse des moyens pour fidéliser les contractuels.
Ces difficultés sont accentuées par les effets à rebours de la révision générale des politiques publiques (RGPP) du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La RGPP a aujourd’hui des effets très négatifs, y compris pour la Défense : en engageant alors les services de l’État dans une réduction accélérée de leurs moyens humains, elle a rendu bien plus difficile la montée en puissance aujourd’hui nécessaire. Si l’on considère le cas de la DRSD, ses effectifs ont ainsi évolué de 1 500 en 2007 à 1 052 en 2013 (-29,8 %). La remontée survient en 2016, après les attentats, et se poursuit en 2017 (1 307) avec un objectif à 1 543 en 2019. Le service aura donc mis dix ans à recouvrer ses moyens humains. Nos amis britanniques font, ces jours-ci, le même constat amer après le dernier attentat à Londres.
Du côté de la DGSI, l’accroissement subit et très important des effectifs semble poser des problèmes immobiliers quasi-insolubles. La Délégation parlementaire recommande une solution radicale : un nouveau site unique pour rassembler tous les personnels de la DGSI.
La DPR recommande aussi d’étendre à tous les services de nouveaux types de contrats qui ne sont possibles que pour certains services pour l’instant (à la DGSE en particulier) et de mettre en place des mécanismes de recrutement dérogatoires, permettant de faire face efficacement aux situations exceptionnelles.
Malgré les difficultés, on peut estimer que c’est un millier de personnels supplémentaires qui auront été recrutés en cinq ans.
Quelques défis pour les mois à venir
Dans les mois à venir, les services devraient faire face à plusieurs défis liés au contexte international ainsi qu’à l’augmentation des effectifs :
Premier défi : les fichiers. Le Fichier des personnes recherchées (FPR) a été créé en 1969. Administré par la Direction générale de la police nationale, il comporte environ 400 000 noms. Parmi eux, les fameux « Fichés S » (pour « atteinte à la sûreté de l’État ») sont au nombre de 12 000. Mais le fonctionnement du FPR paraît aujourd’hui partiellement inadapté au contre-terrorisme car les fiches qui y sont créées peuvent, dans un certain délai et faute de nouveaux éléments, être supprimées. Cela réduit alors les chances d’identifier un « cas dormant ».
Dès lors, le ministère de l’Intérieur a décidé de créer en 2015 un fichier dédié aux personnes signalées comme radicalisées pour s’assurer du suivi de chaque cas. Ce fichier regroupe environ 15 000 noms. Se pose la question de sa liaison avec les fichiers des différents services et avec le Passenger Name Record (PNR). La question est complexe, tant techniquement que juridiquement – ce qui pousse la Délégation à demander que l’ISR se saisisse du sujet pour étudier les solutions effectivement praticables. Cela souligne aussi l’inanité du débat « politique » sur les « fichés S ».
En tout état de cause, la croissance du nombre de personnes dont il faut assurer la surveillance et le suivi impose un renforcement des effectifs. Chaque passage à l’acte d’un terroriste qui n’était pas fiché accroît la surface de surveillance et les moyens humains nécessaires pour la piloter. Les fichiers ne peuvent en effet être renseignés efficacement que par un travail de renseignement, d’analyse et d’actualisation dans lequel les opérateurs humains sont essentiels.
Deuxième défi : les risques singuliers et incertains mais particulièrement critiques que représente le retour des combattants qui échapperont à la mort, vu la situation dans la zone syro-irakienne et vu la stratégie américaine et désormais française d’anéantissement. Les estimations donnent un peu moins de 700 Français sur cette zone, dont environ 300 femmes et enfants. 250 seraient morts et 207 revenus dans l’hexagone. Au total en 2015, d’après des sources bien informées, on évaluait à 5 000 le nombre d’Européens partis au Levant.
Troisième défi : la croissance accélérée des effectifs pose d’autres problèmes que n’évoque pas le rapport public de la DPR. Recruter vite et beaucoup de nouveaux personnels, de plus sur des profils inhabituels, augmente les risques d’infiltration, notamment par des services étrangers. C’est en particulier le cas pour la DGSI, service de contre-espionnage qui vit sans doute la plus spectaculaire des mutations de notre communauté du renseignement. C’est probablement le plus exposé. D’autant que, dans le même temps, c’est le service le plus sollicité opérationnellement dans le contre-terrorisme. On voit donc à quel point les politiques publiques de gestions des effectifs, mal anticipées, non basées sur des analyses stratégiques substantielles, peuvent mettre en danger durablement les capacités de services absolument essentiels à notre sécurité collective.
Quatrième défi : on s’étonnera de l’absence de traitement conséquent, une fois encore, de la question de la formation. Peut-on espérer, durablement s’entend, hisser les personnels de nos services au meilleur niveau sans proposer des solutions de formation ? Toutes les techniques de collecte comme d’analyse mais aussi d’investigation, sous leurs facettes technologiques comme cognitives, évoluent sans cesse. Est-il raisonnable de penser que l’on résoudra l’acquisition continue de nouvelles compétences uniquement par le recrutement ? Sans doute est-il nécessaire. Mais il est tout aussi nécessaire de soutenir et de compléter ce que la communauté du renseignement a initié en Bretagne avec l’aide du CNAM. Avec la branche « sécurité–défense » de ce grand établissement français d’enseignement supérieur et professionnel, la communauté française du renseignement dispose enfin d’une base de formation. Mais cela ne nous met pas au niveau d’autres pays, comme les États-Unis, alors que la qualité de notre outil d’enseignement supérieur et de recherche nous permettrait de nous hisser bien plus haut, notamment en associant de nombreux autres établissements à ce processus.
On pourrait penser que cette « crise du recrutement » est passagère, notamment avec le recul de l’État islamique (EI) dans la zone irako-syrienne et du fait qu’une large partie des nouveaux moyens sont liés à la menace terroriste. Pourtant, la menace ne va pas s’éteindre avec la défaite militaire de l’EI à Mossoul et à Raqqa. Anticipant cette défaite, des combattants survivants de l’EI et ceux qui avaient renoncé au départ pour la Syrie se redéploient dans différentes zones du monde, en Afrique (Afrique orientale, Sahel, Afrique du Nord) et en Asie (Yémen, Afghanistan, Philippines) mais aussi en Europe : nous devrions nous inquiéter de la situation dans les Balkans, notamment en Bosnie-Herzégovine… à quatre heures de Paris.
Les besoins de nos services ne se tariront donc pas à court terme car nous ne pouvons plus corriger rapidement les conséquences des « erreurs initiales » de 2001 et 2003.
Ludovic Jeanne, Directeur de l’Institut du Développement Territorial (IDéT), Enseignant-chercheur en Développement Territorial, Laboratoire Métis, École de Management de Normandie – UGEI
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.