Une double page du magazine Détective du 13 décembre 1934.
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Amélie Chabrier, Université de Nîmes
La Bilipo (Bibliothèque des littératures policières) s’encanaille pour le plus grand plaisir de ses aficionados en proposant dans ses vitrines les larges pages sépia du « plus grand hebdomadaire des faits divers » des années 1930, Détective. Sexe, drogue et crimes en tous genres à la une, mais aussi (et surtout ?) de grands reportages sur le bagne ou sur la prostitution et des signatures d’écrivains de renom comme Joseph Kessel, Pierre Mac Orlan ou Francis Carco, sous l’égide de l’éditeur le plus légitime de l’époque, Gaston Gallimard : l’exposition retrace l’énigme Détective…
Le fait divers à l’honneur
Il est bien question ici du lointain ancêtre du Nouveau Détective qui a troqué la tonalité sépia contre une maquette jaune, noire, rouge plus accrocheuse. En 1928, il n’existe pas encore d’hebdomadaires illustrés consacrés au fait divers et c’est paradoxalement à l’éditeur des écrivains les plus exigeants de l’époque (Saint John Perse, Paul Morand, André Gide) qu’on en doit l’initiative.
Gaston Gallimard, cherchant à diversifier ses publications pour rentabiliser son entreprise, s’inspire de la rubrique « Faits divers » lancée par Gide en 1926 dans la Nouvelle Revue française (NRF) et rachète à un détective privé une petite feuille professionnelle s’appelant Le Détective. Il en confie la direction à l’un de ses proches, Georges Kessel, qui grâce au réseau professionnel de son frère, Joseph, s’entoure d’une équipe de reporters chevronnés : Détective, sous-titré « le plus grand hebdomadaire des faits divers », est né. Son premier numéro sort le 28 octobre 1928. Le succès est immédiat et l’hebdomadaire tire rapidement à plus de 250 000 exemplaires.
Un succès controversé
Si Détective est lu et apprécié par ses lecteurs, qu’on aurait tort de cantonner aux seules classes populaires, il est la cible des critiques les plus virulentes, depuis les représentants de la droite jusqu’à ceux de la gauche extrême. Pour les premiers, il exercerait une influence néfaste sur les publics les plus fragiles (comprendre les femmes et les jeunes gens) ; pour les seconds, il serait l’instrument d’un état de plus en plus autoritaire, préparant une « génération de petits salops ».
Détective se défend bien de pousser au crime : au contraire, il affirme chercher à en dissuader les lecteurs. Peut-on alors parler de dérive sécuritaire ? Seulement dans une certaine mesure. Des signatures tiennent un discours extrêmement dur sur les délinquants, les étrangers ou encore les homosexuels, tendance qui s’accentue à la fin des années trente. Mais ceci ne constitue en rien la ligne éditoriale du journal, qui politiquement reste très mixte, avec par exemple de nombreux articles appelant à la fermeture des bagnes ou à la suppression de la peine de mort.
La recette Détective
Outre les grands jeux-concours qui fidélisent le lectorat, trois ingrédients essentiels font le succès de Détective : la photographie, l’enquête, et la fiction.
La principale innovation de Détective est l’alliance de la photographie et du fait divers. Pour la première fois des photos de cadavres, d’assassins, mais aussi de villes lointaines comme Chicago ou Buenos Aires, capitale du crime ou plaque tournante de la prostitution internationale, accompagnent les récits journalistiques. On trouve dans Détective de magnifiques doubles pages de photomontages ou encore des clichés qui racontent la progression d’une affaire, à la manière du roman-photo d’après-guerre. L’hebdomadaire participe largement du renouvellement graphique des maquettes des journaux durant les années trente, avec une large place accordée à l’image et une mise en page dynamique.
Le second ingrédient n’est pas propre à Détective : la forme de l’enquête pour déchiffrer le monde est dominante depuis la fin du XIXᵉ siècle. Les années 1920 marquent l’apogée des grands reportages dont Albert Londres est la figure tutélaire. Les journalistes de Détective marchent sur les traces de celui-ci : Marius Larique, Paul Bringuier ou encore Henri Danjou sont des têtes brûlées et des baroudeurs qui fréquentent les milieux de la pègre ou partent à l’aventure dans des contrées lointaines pour mener l’enquête et révéler la vérité aux lecteurs. Tout dans Détective, du crime au sujet de société, prend la forme d’un mystère à résoudre. Comme dans un roman policier…
Des romans ou des nouvelles criminels, on en trouve dans Détective, avec notamment dans les premiers numéros « Paris, la nuit » signé Joseph Kessel et illustré par Germaine Krull. Mais ce qui plaît surtout aux lecteurs et fait la saveur des articles de Détective, ce sont ses reportages et faits divers romancés : les faits ne sont pas inventés, une enquête de terrain est menée, mais des techniques et des codes sont empruntés aux fictions à la mode : le roman policier, sentimental, ou le film de gangster américain. Très vite Détective arrête de publier des romans pour se consacrer, selon un terme d’époque, au « romancement du réel ». Peut-on pour autant parler de « bidonnage » de l’information ? À une époque où la presse est éclaboussée par de nombreux scandales, on peut dire que l’usage de cette « infofiction » par l’hebdomadaire ne tranche pas vraiment avec les pratiques courantes.
Au cœur d’une époque mouvementée
On ne peut parler de Détective sans évoquer les années qui l’ont vu naître. L’évolution de l’hebdomadaire en offre un reflet révélateur : après les premières années fastes (1928-1933), où le journal propose de grands reportages et des unes sensationnelles sur de grandes affaires criminelles (Violette Nozière la parricide ou les sœurs Papin, qu’il surnomme en une « les brebis enragées »), les préoccupations des lecteurs se tournent vers les scandales politico-financiers qui entachent la France : Détective s’empare alors de ces sujets, et mène notamment de longues enquêtes dans l’affaire Stavisky puis Prince (1934-35). Des reporters partent aussi couvrir la guerre d’Espagne (1936) et le magazine surveille d’un œil inquiet la montée du nazisme en Allemagne. Malgré tout, les ventes diminuent.
Pour enrayer la crise, le journal licencie une bonne partie de son équipe et se tourne vers des enquêtes sociales, moins onéreuses, ou vers des sujets paranormaux. Cette fuite du réel s’accompagne du retour des romans-feuilletons et des nouvelles policières dans l’hebdomadaire. Des photographies de femmes dénudées ornent également davantage les pages du journal… La correspondance privée de Gaston Gallimard avec le directeur Marius Larique raconte ces tentatives vaines pour sauver le navire.
En 1939, beaucoup de journalistes sont mobilisés. Les articles se consacrent alors essentiellement à l’effort de guerre. Beaucoup aussi, cédant à l’atmosphère ambiante, dénoncent le péril de l’immigration. Le dernier numéro de Détective paraît le 30 mai 1940. En juillet, les locaux du journal (partagés avec un autre hebdomadaire Gallimard, Voilà) sont perquisitionnés et vidés par l’armée allemande qui cherche des employés juifs.
Gallimard, après la guerre, revend le titre aux éditions Beyler. Au gré des interdictions et des changements de noms, celui-ci a survécu jusqu’à nos jours…
L’exposition qui se tient actuellement à la Bilipo jusqu’à fin avril porte donc un regard historique, sociologique et littéraire sur l’hebdomadaire Détective. L e livre illustré qui l’accompagne revient particulièrement sur la question de la place de la fiction dans l’écriture journalistique des années trente.
Amélie Chabrier, Maître de Conférences en littérature française à l’université de Nîmes , Université de Nîmes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.