Gunther Capelle-Blancard, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La taxe sur les transactions financières (TTF) présente les atouts qui font un bon impôt : la TTF a peu d’impact sur la croissance (peu distorsive), les recettes fiscales sont potentiellement élevées et les frais de recouvrement minimes ; elle a en outre un effet redistributif. La généralisation des taxes française ou britannique existantes aurait ainsi des effets limités sur la finance mondiale. Intégrer dans l’assiette le trading haute fréquence (qui consiste à passer une multitude d’ordres en un temps record à partir d’algorithmes et d’ordinateurs surpuissants), aujourd’hui exclu, pourrait également considérablement augmenter les recettes, tout en améliorant la transparence des marchés.
« Taxe Tobin », « Taxe Robin des bois » ou « TTF », quel que soit le nom qu’on lui donne, l’idée de taxer les transactions financières est très populaire, et son principe est simple : étant donné l’ampleur considérable des transactions réalisées sur les marchés financiers, il suffirait d’appliquer une microtaxe, à taux extrêmement faible, pour lever des recettes fiscales importantes, sans qu’il n’y ait d’incidences fâcheuses sur le fonctionnement des marchés ni sur l’économie. Une assiette large et un taux faible, deux ingrédients généralement attrayants. En outre, les partisans de la TTF y voient un moyen de freiner la spéculation à court terme.
Au Royaume-Uni, les transactions boursières sont taxées depuis le XVIIe siècle. Plus de trois siècles après sa création, le stamp duty (droit de timbre) fait figure de modèle. En pratique, le Trésor britannique prélève une taxe de 0,5 % sur les achats d’actions émises par les sociétés britanniques, ce qui rapporte environ 4 milliards d’euros chaque année – sans que le développement de La City n’ait été entravé. Pratiquement tous les pays développés y ont eu recours, et encore aujourd’hui plus d’une trentaine de pays dans le monde taxent les transactions financières, parmi lesquels la Suisse, Hongkong ou Taïwan, ainsi que la France.
En France, la TTF a été (ré)introduite en août 2012. Cette taxe vise principalement les échanges d’actions, ou assimilés, des entreprises dont le siège social est situé en France et dont la capitalisation boursière dépasse 1 milliard d’euros. Son taux est de 0,3 % ; le taux était initialement de 0,1 %, mais a été doublé avant sa mise en application en 2012, avant d’être augmenté de nouveau en 2017. Une centaine de sociétés sont assujetties.
Jusqu’à 405 milliards d’euros par an
Combien pourrait rapporter une TTF au niveau de la zone euro, de l’Europe, voire du monde ? Dans une récente note, nous examinons deux scénarios, selon que la TTF ne porte que sur les transferts de propriété (comme le stamp duty britannique ou la TTF française) ou inclut toutes les transactions (dont le trading haute fréquence), et pour chacun de ces scénarios, nous examinons deux taux : 0,3 % (comme en France) et 0,5 % (comme au Royaume-Uni). On fait par ailleurs l’hypothèse que les deux tiers des transactions sont intrajournalières, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. On suppose également que si la TTF est étendue à ces transactions intrajournalières, alors le volume de transactions sera réduit de moitié. Nous limitons également au cas des actions (les obligations, les dérivés, les changes sont donc exclus).
Scénario 1. Si la TTF française était généralisée (avec un taux de 0,3 %), les recettes fiscales annuelles seraient de 17 milliards d’euros pour l’UE27, 26 milliards pour l’Europe, 86 milliards pour l’Amérique du Nord, 48 milliards pour l’Asie-Pacifique. Au niveau mondial, les recettes totales pourraient s’élever à 162 milliards d’euros par an, dont 65 % pour le G7, 22 % pour les BRICS et 96 % pour le G20. Si le stamp duty britannique était généralisé (avec un taux de 0,5 %), les recettes fiscales annuelles seraient de 29 milliards d’euros pour l’UE-27, 44 milliards pour l’Europe, 143 milliards pour l’Amérique du Nord, 80 milliards pour l’Asie-Pacifique, pour un total au niveau mondial de 270 milliards d’euros. Les estimations sont ici très prudentes et ne posent guère de problème, puisqu’il s’agit juste de connaître le montant des transactions, les autres paramètres étant bien connus.
Scénario 2. Si on étendait la TTF aux transactions intrajournalières, en supposant une baisse des volumes de 50 %, les recettes fiscales pourraient s’élever entre 243 et 405 milliards d’euros par an (pour un taux de 0,3 % et de 0,5 %, respectivement). L’estimation est ici beaucoup plus délicate puisqu’on ignore quel serait l’effet d’une taxe sur le volume du trading haute-fréquence.
Des réticences, malgré une très forte hausse des transactions
Depuis 2012, chaque année ou presque, l’élargissement de la TTF fait l’objet de débats au parlement. Pour rappel, elle ne s’applique qu’au transfert de propriété et les opérations intrajournalières, qui recouvrent notamment les activités de trading haute fréquence, sont exclues de l’assiette. L’entrée en vigueur de cette extension aux transactions intrajournalières avait été adoptée puis reportée, du 1er janvier 2017 au 1er janvier 2018. Entre-temps, le gouvernement issu des élections présidentielles de 2017 a préféré revenir sur cet élargissement autant, semble-t-il, pour favoriser la compétitivité de la place financière de Paris post-Brexit, que pour éviter tout risque juridique.
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La TTF a également du mal à s’imposer dans d’autres pays. La Commission européenne avait présenté un ambitieux projet en 2011. Celui-ci avait suscité pas mal d’enthousiasme, mais, après des années d’âpres débats il n’a toujours pas abouti. Ce projet a été conçu pour s’adapter efficacement à la mondialisation financière et limiter les délocalisations, mais il se heurte au manque de coopération des États en matière fiscale.
Dans leur ensemble, les économistes se sont plutôt réticents à l’idée d’imposer une taxe sur les transactions, que ce soit sur les changes ou les actions, la jugeant bien souvent contre-productive. L’argument le plus souvent avancé est qu’en augmentant les coûts de transaction, la TTF pourrait nuire à la liquidité des marchés, et ainsi provoquer une augmentation de la volatilité. Or, les études d’impact menées dans les pays où une TTF existe (ou a existé) révèlent que la taxe est sans conséquence sur la liquidité des actions ou la volatilité ; au mieux, les effets ne sont pas robustes. En France, l’augmentation du taux d’imposition en 2017 (de 0,2 % à 0,3 %) n’a pas eu, non plus, d’impact significatif.
Un nouveau souffle pour la fiscalité
Surtout, la taxe doit être mise en perspective avec l’essor considérable des transactions que l’on observe avec la libéralisation financière depuis la fin des années 1970. Au niveau mondial, tandis que le PIB a été multiplié par 15 et la capitalisation boursière par 50, le montant des transactions boursières a été multiplié par plus de 500 ! En cinquante ans, le rapport du montant total des transactions boursières sur le PIB est passé de 5 % à 200 %. Ces ratios sont des ordres de grandeur car il est devenu très difficile aujourd’hui, avec le développement des multiples plates-formes de trading de mesurer le montant total des transactions.
À l’heure où les gouvernements cherchent à financer la lutte contre le changement climatique ou à l’aide au développement, la TTF apparaît donc comme un levier fiscal de choix. La TTF est aujourd’hui une source de revenus non négligeable pour de nombreux pays : 1,5 milliard d’euros en Suisse, près de 5 milliards d’euros au Royaume-Uni, et plus de 7 milliards d’euros en Corée du Sud, à Hongkong, ou à Taïwan ! En France, les recettes fiscales sont de près de 2 milliards d’euros.
En Europe, les débats sur le projet de TTF portent justement aujourd’hui sur la prise en compte des transactions intrajournalières, qui représentent la très grande majorité des volumes aujourd’hui, mais qui sont exemptées par les taxes en vigueur. Et non sans raison, quand on considère la manne fiscale qu’elles représentent. Toutefois, au-delà de la somme, il s’agit aussi, avec les avancées de la TTF, de réaffirmer la volonté de réformer le système financier, d’abandonner le dogme de l’efficience des marchés, et de donner un nouveau souffle à la fiscalité dans un monde globalisé.
Gunther Capelle-Blancard, Professeur d’économie (Centre d’Economie de la Sorbonne et Paris School of Business), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.