Vincent Lowy, Université de Lorraine
En cette rentrée 2016, le cinéma constitue plus que jamais une puissante chambre d’écho pour qui voudrait saisir les angoisses du temps. Car nombreux sont les films de la saison qui paraissent directement branchés sur les lignes à haute-tension qui enserrent notre futur immédiat dans un inquiétant champ de forces : démocraties mortellement gangrenées par le populisme, guerres sans fin au Moyen-Orient, crise migratoire, terrorisme international, surenchère sécuritaire et surveillance de masse…
Et s’il convient d’éviter comme la peste l’opportuniste Nocturama, dans lequel Bertrand Bonello mélange gauchisme fassbinderien, attaques djihadistes et chic germanopratin avec le doigté d’un DJ de la Techno Parade, on peut en revanche se précipiter en toute confiance sur Soy Nero de Rafi Pitts, qui sort en salles le 21 septembre.
Rafi Pitts ou l’exil intérieur
Membre comme Asghar Farhadi et Bahman Ghobadi de la nouvelle vague iranienne, Rafi Pitts a de nombreux films à son actif. Après avoir fait ses classes en France auprès de Carax et Doillon, il a signé ses premiers longs-métrages en Iran il y a une vingtaine d’années (La Cinquième saison en 1997, Sanam en 2000, It’s Winter en 2006), mais sa vie a basculé en 2009, lorsqu’il a réalisé The Hunter.
Dans ce film, il évoque le parcours d’Ali, un homme fraîchement sorti de prison qui gagne sa vie comme veilleur de nuit. Mais bien que non politisées, sa femme et sa fille sont assassinées par la police lors d’une manifestation. Ali décide de les venger en ciblant à son tour des policiers.
Le tournage de The Hunter a lieu au printemps 2009 à Téhéran, alors que l’élection présidentielle oppose Mir Hossein Moussavi, candidat réformateur, au Président sortant Mahmoud Ahmadinedjad. Dans l’euphorie qui suit le sacre d’Obama aux États-Unis et l’irruption du Mouvement vert sur la scène politique iranienne, Rafi Pitts croit comme une majorité de ses compatriotes à une forme d’ouverture ou au moins à une décrispation du régime.
Mais contre toute attente, Ahmadinedjad obtient 62 % des voix, alors que des observateurs occidentaux lui attribuent 5 à 6 fois moins de suffrages qu’à son principal opposant. Moussavi dénonce des irrégularités massives et refuse de reconnaître ce résultat, tandis qu’un important mouvement de contestation gagne la rue. La répression s’abat sur les manifestants pendant l’été et la théocratie chiite s’enfonce dans la dictature policière.
Lors de la répression des manifestations, le cinéaste est à l’étranger pour les ventes de son film. Ses proches lui déconseillent de rentrer à Téhéran, parce qu’il a signé depuis l’étranger un texte de soutien à son collègue et ami Jafar Panahi qui a été arrêté pour avoir participé aux manifestations. Panahi est successivement libéré, condamné à 6 ans de prison, incarcéré, puis assigné à résidence. Il ne peut quitter l’Iran pour honorer les invitations qui lui sont faites dans les Festivals du monde entier et continue de réaliser des films dans une semi-clandestinité (notamment Taxi Téhéran, Ours d’or à Berlin en 2015).
Rafi Pitts n’a plus jamais mis les pieds dans son pays. The Hunter n’est évidemment pas sorti dans l’Iran d’Ahmadinedjad, d’autant qu’il comportait une scène au cours de laquelle Ali tire délibérément sur une voiture de police qui circule sur l’immense voie rapide inaugurée pour les 30 ans de la Révolution de 1979 (scène tournée sans autorisation et donc avec un maximum de risques). Le symbole était évident et lorsqu’avant les événements, le film a passé le cap de la censure, cette scène n’a été validée que parce que le censeur a complaisamment considéré que la cigarette du tireur témoignait du caractère irrémédiablement mauvais de ce personnage ! Il donnait ainsi subtilement au cinéaste les arguments que celui-ci aurait à utiliser en cas de mise en cause ultérieure…
Mais la contestation a été écrasée dans le sang et Rafi Pitts ne sait même pas s’il reverra l’Iran un jour. Il regrette aujourd’hui son choix de 2009, considérant que comme Panahi, il aurait pu après une période d’emprisonnement continuer à travailler dans des conditions de surveillance et de censure qui, au final, ne paraissent pas si terribles.
Car en fin de compte, Panahi jouit aujourd’hui en Iran et dans le monde entier d’un statut particulièrement paradoxal : celui d’un cinéaste à la fois censuré et productif ! En six ans, Panahi a aligné trois longs-métrages, alors que Rafi Pitts n’a fait que Soy Nero… Ce dernier connaît comme beaucoup de cinéastes et d’intellectuels du siècle passé les vicissitudes de l’exil et il y a quelque chose de profondément bouleversant à voir cet homme libre de parcourir le monde entier regretter d’être enfermé à l’extérieur et non à l’intérieur de son pays.
D’un mur à l’autre
Déjà évoqué par Aurore Renaut dans son compte-rendu de la Berlinale de février dernier, Soy Nero décrit le parcours de Nero, un jeune Mexicain qui a grandi en Californie, qui a été renvoyé au Mexique suite au 11-Septembre et qui regagne les États-Unis clandestinement pour acquérir la nationalité américaine. Nero souhaite bénéficier du Dream Act, dispositif qui permet aux jeunes clandestins de rejoindre l’U.S. Army et d’obtenir la citoyenneté américaine après quelques années de service.
Nombre de ces Green Card Soldiers deviennent d’ailleurs Américains à titre posthume, comme le montre la scène d’enterrement d’un soldat d’origine mexicaine au début du film. C’est le cas de nombreux clandestins qui ont été liquidés lors des guerres d’Afghanistan et d’Irak en 2001 et 2003, sur des champs de batailles où ils s’étaient rendus avec chevillé au corps, l’espoir de devenir américain.
Production franco-germano-mexicaine, Soy Nero a été co-écrit par le talentueux scénariste roumain Razvan Radulescu, connu pour La Mort de Dante Lazarescu et 4 mois, 3 semaines, 2 jours. Mais il garde le style des films de la période iranienne de Pitts et en particulier de The Hunter : sentiment d’errance existentielle, jeux de contrastes entre les personnages, effacement progressif de l’identité du personnage principal… Mais cette fois, Rafi Pitts surplombe le gouffre qui menace d’engloutir les équilibres précaires du monde contemporain : la criminalisation de l’immigration et des demandeurs d’asile.
Au début du film, Nero traverse le vaste no man’s land entouré de hautes murailles qui sépare le Mexique des États-Unis. Car si Donald Trump l’appelle quotidiennement de ses vœux, ce mur existe déjà en grande partie et ce n’est pas le moindre des mérites du film de Rafi Pitts de nous le rappeler, contrairement à la presse qui des deux côtés de l’Atlantique diffuse quotidiennement les arguments du candidat républicain sans jamais les confronter à cette réalité.
Compte tenu de son parcours, le motif de la frontière constitue une ligne de force pour Pitts. Frontière extérieure et frontière intérieure : lorsque Nero parvient à retrouver son frère en Californie, il découvre une villa bling bling entourée de hautes grilles électrifiées qui rappelle les luxueux quartiers résidentiels suburbains des pays latino-américains, orientaux ou africains – sans parler des colonies israéliennes de Cisjordanie.
Symptomatiques du déclin des classes moyennes, ces quartiers protègent les ultra-riches des ultra-pauvres qui les entourent et sont truffés de caméras de surveillance, parfois même parcourus par des agents de sécurité ou des milices. Sous le nom d’enclosure, ce phénomène a été étudié par la géographe Claire Bénit qui évoque le cas de Johannesburg, où l’on organise :
« La surveillance des espaces communs par des comités de surveillance, des patrouilles de compagnies privées, un contrôle des accès aux quartiers parfois fermés de barrières et dont la mise en place nécessite une forme minimale d’organisation collective. […] Ces préoccupations sécuritaires sont au fondement de nouveaux comportements urbains – on n’ose parler de nouvelle urbanité tant ils reposent sur la peur de l’Autre, de la rencontre et de l’imprévu. »
Comme l’a dit une fois le philosophe allemand Peter Sloterdijk en reprenant Herman Melville : « L’enfer, c’est l’extérieur… »
Des gueules d’enterrement
Plus tard, lorsqu’il est envoyé au Moyen-Orient par l’armée américaine, Nero se retrouve posté à un check-point au milieu du désert, non-lieu hyperbolique où rien ne vient faire sens, à part l’irruption d’un kamikaze au volant d’une voiture piégée. Surenchère tragique dans l’absurde…
Absurde encore cette rencontre au début du film avec un Américain moyen, « suburban dad » qui exhibe d’abord un pistolet destiné à poser des limites entre Nero et lui, chante une chanson avec sa toute petite fille puis entame un monologue conspirationniste destiné à prouver que si toutes les éoliennes du coin sont orientées sur le même axe est-ouest à un angle de quatre degrés, c’est parce qu’il s’agit de la taille de l’écart rectificatif grâce auquel la Terre ne dévie pas de son axe. « Si ça se trouve, on est en plein milieu de la zone de rectification… »
Ici, Nero traverse une autre frontière, celle qui sépare la raison de la folie, la folie de la guerre qu’il est destiné à connaître. Car le Pangloss en question est un ancien combattant, et donc un homme brisé, probablement par la guerre du Golfe (ce vétéran est magnifiquement incarné par l’acteur de la série Orange Is the New Black, Michael Harney).
À part Nero, tous les personnages de ce film ont le visage de la mort. Mais le jeu sobre et le regard candide de l’acteur mexicain Johnny Ortiz donnent une légèreté inattendue à ce Bildungsroman d’un genre nouveau, qui aurait pu être tragique et éprouvant mais semble au contraire porté par une grâce indicible, un humour voltairien – et une compassion sans limites.
Car paradoxalement, Pitts paraît garder une foi inébranlable dans ce pays d’immigrants que sont les États-Unis, alors que son film montre à quel point la violence, la vulgarité, le cynisme et la mort sont les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse à venir. C’est cet humanisme contrarié et cette révolte tranquille qui font de Rafi Pitts un auteur incontournable d’aujourd’hui et de Soy Nero plus sûrement encore, un classique de demain.
Vincent Lowy, Professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur de l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.