A quelques heures du dénouement des élections américaines, nous republions l’article de Jean-Luc Baslé* qui nous donne ici les clés pour comprendre ce qui se joue aux États-Unis. L’affrontement Biden/Trump n’est pas seulement une confrontation entre deux personnes, c’est un enjeu majeur pour l’avenir de la planète.
Traditionnellement, les élections présidentielles américaines font basculer la majorité au Congrès d’un parti à l’autre sans grand chambardement. Les choses ont brutalement changé en 2016 lorsqu’un agent immobilier s’est mis en tête de rendre à la nation sa gloire d’antan. Ses adversaires n’ont pas accepté leur défaite. Ils l’ont accusé d’être en connivence avec un pays ennemi (la Russie) et d’avoir influencé le président d’un autre (l’Ukraine) à des fins personnelles. Ces tentatives de déstabilisation – Russiagate et Impeachment – se sont soldées par des échecs, de l’aveu même de l’ancien directeur de la CIA, Robert Mueller, chargé d’investiguer la première affaire, la seconde mourant d’elle-même. Les rancœurs étant tenaces en politique, c’est dans une atmosphère lourde que cette élection va se dérouler. Derrière ce combat, se cache deux visions du monde.
Un environnement anxiogène
L’économie est en récession depuis février, selon le National Bureau of Economic Research. La pandémie qui a été mal gérée par le président mais aussi par certains gouverneurs et maires, a renforcé la baisse d’activité. A la fin août, 26 millions d’Américains étaient sans emploi (16,25% de la population active), si l’on inclue les « gig », ces travailleurs saisonniers sans aucune protection sociale, et non 13,5 millions (8,4%), comme annoncé par les médias. A cette situation économico-sociale difficile s’ajoutent les émeutes qui ont secoué la nation, suite à la mort de George Floyd. Un mouvement anti-raciste, Black Lives Matter (BLM), a pris la direction des opérations pour le venger ainsi que d’autres noirs tués par la police. Des démonstrations ont eu lieu dans plus de 2 000 villes. Leur l’objet était la lutte contre l’injustice raciale et la brutalité policière. Pacifiques, à l’origine, elles ont dégénéré dans certaines villes, en particulier à Portland en Oregon, en émeutes avec des infractions d’immeubles publics, des pillages de magasins, et de violents accrochages avec la police (1). Le sénateur Rand Paul fut pris à partie par un groupe de manifestants BLM à la sortie de la convention républicaine. Il ne dut sa survie qu’à l’intervention de la police (2). Trente Etats ont fait appel à la garde nationale et 14.000 personnes ont été arrêtées. Selon une étude d’Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED), 95% de ces émeutes seraient le fait de Black Lives Matter (3-4). Une autre organisation, ANTIFA, serait aussi impliquée dans ces émeutes. Le 10 septembre, des membres du Congrès ont écrit à William Bart, ministre de la justice, pour lui demander de mettre fin à ces violences. En fait, elles ont cessé d’elles-mêmes.
Comme souvent dans ces situations, les bons ne sont pas d’un côté et les mauvais de l’autres. George Floyd n’est pas mort de la pression du genou du policier Derek Chauvin sur son cou, comme il a été annoncé dans les médias, mais d’une overdose de fentanyl (5-6). Le chef (noir) de la police de Rochester, accusé à tort de violences dans sa ville, a démissionné (7). Il est permis de s’interroger sur les motivations profondes des leaders. Ainsi, est-il de notoriété publique que Black Lives Matter a reçu des millions de dollars de la Fondation Ford et d’Open Society, institut fondé par George Soros, mais aussi de nombreuses entreprises (8-9-10). Ces émeutes qui ont fait plusieurs dizaines de morts et de blessés, ont créé un climat délétère qui s’est traduit par une augmentation sensible de ventes d’armes, à tel point que certains fabricants ont connu des ruptures de stock (11). Ce climat d’insécurité renforce la suspicion des uns et des autres à la veille de l’élection présidentielle. Un très mauvais présage.
Des politiques politiciennes
A de nombreuses reprises, Donald Trump a fait savoir qu’il ne quitterait pas la Maison Blanche s’il a des doutes sur le déroulement de l’élection. En raison de la pandémie, de nombreux Américains ont décidé de voter par correspondance. Or les démocrates ont plus facilement recours à ce mode de scrutin que les républicains. Trump pense que cela donnera lieu à de nombreuses fraudes (12). Réagissant à ses déclarations, Hillary Clinton, candidate malheureuse à l’élection 2016, enjoint Joe Biden de ne concéder en aucun cas la victoire à Donald Trump (13). C’est une première ! Jamais dans l’histoire des Etats-Unis, des candidats à la présidence n’ont proféré de telles menaces. C’est l’inverse qui est la règle : le perdant reconnaît avec élégance la victoire de son adversaire. Mais les choses vont plus loin.
Anticipant une crise constitutionnelle due au refus de Donald Trump de céder le pouvoir, des Démocrates ont imaginé le scénario, dénommé « Mirage rouge ». Le soir du 3 novembre, sur les écrans de télévision apparaîtra une carte des Etats-Unis où une majorité d’Etats seront en rouge (couleur du Parti républicain) et une minorité en bleu (couleur du Parti démocrate). Donald Trump criera victoire. Mais les Démocrates déclareront que c’est un mirage car tous les bulletins de vote par correspondance n’auront pas été comptés. Trump considérera que ces bulletins sont frauduleux et refusera d’en tenir compte. Les personnes à l’origine de cette initiative parmi lesquelles on compte Rosa Brooks, professeur de droit à l’université de Georgetown, John Podesta, ancien chef de cabinet de Bill Clinton, mais aussi des transfuges républicains, comme Bill Kristol, ont rédigé un manifeste intitulé : « Prévenir une élection perturbée » dans lequel ils se présentent en défenseur de la constitution. Mais, en refusant de reconnaître de facto une victoire de leur adversaire, ils se placent dans l’illégalité et préparent la crise constitutionnelle qu’ils veulent éviter. Pire, en préconisant la sécession des Etats de Washington, d’Oregon et de Californie – à majorité démocrate – pour faire valoir leur point de vue, ils sèment les germes d’une guerre civile.
Toute vérité n’est pas bonne à dire
C’est connu : Donald Trump est un menteur, mais il lui arrive de dire des vérités.
Lors d’un récent rassemblement à Winston-Salem, il a déclaré : « notre seule raison d’être au Moyen-Orient est de protéger Israël… Il fut un temps où nous avions un besoin désespéré de pétrole. Ce temps est révolu ». Philip Weiss est l’un des rares commentateurs à avoir relevé cette remarque (14). Elle n’en est pas moins vraie. Dans un précédent article, Philip Weiss, se faisant l’écho d’une diatribe entre la London Book Review et Philip Zelikon, alors conseiller au département d’Etat, rappelait les propos que ce dernier avait tenu au sujet d’Israël. Il reconnaissait que l’Irak n’était pas une menace pour les États-Unis, mais qu’il l’était pour Israël, ajoutant qu’il ne faut pas en faire état car ce n’est pas « une cause très populaire »(15).
Dans sa conférence du 5 septembre, Donald Trump a sorti une autre vérité : « Les dirigeants du Pentagone ne souhaite qu’une chose : faire la guerre, afin que nos magnifiques entreprises puissent fabriquer des bombes, des avions, et tout autre chose nécessaire… Mais, nous sortons de ces guerres sans fin… pour rapatrier les boys » (16). Il s’est fait étriller pour avoir tenu ces propos, non seulement par les généraux ce qui est compréhensible, mais aussi par les médias ce qui l’est moins car dans son dernier discours Eisenhower n’avait rien dit d’autre !
Interviewé sur la destruction du World Trade Center, il a visiblement parlé sans avoir tourné sept fois sa langue dans sa bouche. Il a déclaré sans ambages que ces tours ne pouvaient être détruites sans l’usage de bombes (17). Ce faisant, il s’oppose brutalement à la doxa officielle. Il n’en a pas moins raison, comme l’ont démontré un certain nombre d’études (18-19)
La politique étrangère en embuscade
Les politologues le répètent à l’envie : les élections américaines se jouent sur des questions de politique intérieure. C’est vrai, à l’exception de celle-ci. Derrière le combat que mènent des Démocrates se cache une volonté d’en finir avec l’Iran et de poursuivre le grand dessein de domination mondiale tel qu’il a été décrit dans « Defense Planning Guidance de février 1992 », « Projet pour le nouveau siècle américain » de septembre 2000, et dans d’autres documents. Le général Wesley Clark, ancien commandant des forces alliées de l’Otan, s’est fait l’écho de ses plans dans son discours du 3 octobre 2007 au Commonwealth Club of California (20). Il a déclaré avoir appris quelques jours après les attentats du 11 septembre que le Pentagone prévoyait d’envahir sept nations au Moyen-Orient : l’Irak, la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et l’Iran, sans que le Congrès ne soit consulté. Wesley Clark n’hésite pas à qualifier ce projet de coup d’état. Pour satisfaire les néoconservateurs qui sont les auteurs de ces textes et projets, Donald Trump a été aussi loin qu’il le pouvait sans engager directement le combat avec les mullahs – dernière nation importante à ne pas avoir été envahie ou détruite.
Donald Trump n’est pas un homme de paix à proprement parler, mais il sait que les Etats-Unis n’ont pas les moyens de leur politique. Il note que les Etats-Unis ont dépensé 6.000 milliards de dollars en vingt ans dans leur guerre contre le terrorisme (21). Qu’ont-ils obtenu en retour ? Rien sinon des morts, des blessés et des dettes. L’Afghanistan est un nouveau Vietnam (22). Bachar el-Assad est toujours président de la Syrie. L’Iran est soutenu par la Russie et quasiment allié à la Chine. Le pétrole iraquien qui devait payer l’invasion du pays, selon Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense de George W. Bush, est exploité par les Chinois ! C’est l’échec.
Donald Trump n’éprouve aucune sympathie réelle pour Kim Jung-un. Il n’en souhaite pas moins faire la paix avec lui ce qui serait justice pour qui connaît l’histoire de la guerre de Corée (1950-53) – certains militaires rêvant « d’aplanir la Corée du nord » sous les bombes – bombes atomiques incluses. De même, s’il semble s’entendre avec Vladimir Poutine, il n’est pas prêt à l’embrasser sur la bouche à la mode russe. Mais, il sait que la Russie ne représente pas une menace pour les Etats-Unis et que l’accroissement des échanges commerciaux profiterait aux deux nations. Ce rapprochement servirait aussi à éloigner la Russie de la Chine – désormais le grand concurrent des Etats-Unis.
Donald Trump ou Joe Biden
Voilà ce que cache l’élection américaine : un conflit entre deux visions du monde. En juin 2017, je publiais un article dans lequel j’écrivais que « Donald Trump est un électron libre qui n’a pas sa place à la Maison Blanche » (23). Cela est toujours vrai aujourd’hui. Néanmoins, les électeurs américains auraient sans doute intérêt à voter pour un président qui ne s’est lancé dans aucune guerre pendant son mandat à la différence de ses prédécesseurs, et non pour un politicien, Joe Biden, acquis aux thèses néoconservatrices, guerrières, dominatrices et in fine destructrices, et dont un récent rapport du sénat américain a rappelé la vénalité (24).
*Jean-Luc Baslé
ancien directeur de Citigroup New York. Diplomé de Columbia University (New York) et de Princeton University
Il publie régulièrement des articles sur le site de l’Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques (IVERIS) que dirige Leslie Varenne.