Riva Kastoryano, Sciences Po – USPC
Il devient de plus en plus difficile de déterminer un profil type, de repérer les lieux de radicalisation et de remonter les réseaux. Les jeunes qui ont réalisé les attaques de Madrid et de Londres, au début des années 2000, se réunissaient dans des cybercafés, des librairies, des mosquées de quartier pour visionner des cassettes vidéo sur la guerre en Tchétchénie ou en Bosnie, et bien entendu sur le conflit entre Israël et les Palestiniens. Ils réagissaient collectivement aux scènes de souffrance et des discours sur l’« islam humilié », nourrissant un sentiment de revanche qui les poussait à la violence.
Certains avaient circulé à travers le monde étaient allés en Afghanistan, au Pakistan ou au Yémen pour rejoindre des camps d’entraînement, comme ceux du 11 septembre. En Europe ils étaient issus de l’immigration postcoloniale – de première (comme ceux de Madrid) ou deuxième génération (comme ceux de Londres). Ils avaient suivi les trames des réseaux transnationaux, s’étaient croisés dans les villes nœuds où ils avaient été recrutés pour le djihad.
Individualisation du terrorisme
Depuis ces attentats, de plus en plus des homegrown agissent ici ou là dans les pays de résidence – souvent aussi pays de citoyenneté et de nationalité – ou bien dans les pays définis comme « terres mobiles » ou « territoires mouvants » du djihad – l’Irak depuis 2003 et la Syrie depuis 2011 – dans lesquels ils peuvent se rendre sans visa grâce à leur passeport européen ou à leur double nationalité. Ils agissent souvent en groupes, ou en bandes constituées de façon spontanée dans les quartiers, mosquées ou associations où ils se retrouvent.
Ils sont homegrown dans la mesure où ils ont grandi, se sont radicalisés et agissent « chez eux ». Parfois qualifiés de « loups solitaires » parce qu’ils agissent individuellement, ils font en réalité souvent partie d’un réseau qui leur a permis de se rendre sur les terres du djihad et de préparer leur action dans leur pays de résidence et/ou sur le territoire de leur citoyenneté. Il s’agit, dans la plupart des cas, de jeunes issus de l’immigration.
Loups solitaires ou homegrown, ils constituent désormais les soldats locaux du djihad global. Dernièrement, les cas du couple de San Bernardino, le terroriste d’Orlando aux États-Unis, ou celui des Yvelines dans la banlieue parisienne qui a tué le couple de policiers et Mohamed Bouhlel le terroriste camionneur de Nice montrent que le phénomène de bande, de clique, de groupe d’amis (comme à Madrid et à Londres) et de fratrie (comme les frères Kouachi ou Abdelsalem) cède sa place à des individus radicalisés seul devant leur écran, à domicile, isolé.
De même, l’attentat suicide se transforme en acte suicidaire. Pour les auteurs d’attentat suicide, le corps est l’arme de guerre et témoigne de leur sacrifice, du sentiment d’altruisme qui les pousse au suicide, une façon d’assurer leur appartenance à une « communauté » et de gagner la confiance de ses membres. L’acte suicidaire, lui, s’opère par des armes d’autre nature, allant de l’arme blanche au camion entre les mains d’un seul individu, tôt ou tard pris par la police.
Du corps qui marque la mobilité de l’individu – valorisant l’image du martyr, signe de dévouement à Allah, avec un nombre important de victimes garanties –, on est passé au camion comme arme, mobile aussi, mais de dimension incomparable, ayant comme stratégie « de cibler les citoyens de la coalition » et dont la vitesse assure « son succès ». La diversité des armes met en évidence l’imagination sans limites des actes suicidaires nourris par des réseaux sociaux et les sites Internet diffusant des discours sur la guerre de l’islam radical.
L’appel à la diaspora
Depuis Al-Qaïda, c’est sur ces sites que les jeunes se sont familiarisés avec les discours des leaders de l’islam radical qui les ont attirés vers un récit unique d’appartenance à l’Oumma, la communauté musulmane mondiale réimaginée, où se confond l’appartenance à la nation, à la religion et à la terre. Les discours sur l’Oumma se réfèrent à une nouvelle « géographie imaginée », comme une représentation du monde déterritorialisée, dénationalisée.
Les frontières non territoriales de l’Oumma suivent les trames des réseaux – formels et/ou informels – qui transcendent les limites territoriales des États et des nations. Elles créent ainsi une nouvelle forme de territorialisation – invisible et non clôturée – et, par conséquent, une forme de communauté politique dont les solidarités à l’intérieur du réseau cherchent à se consolider par des discours, des symboles, des images, des objets qui circulent sur les sites Internet devenus principal espace de pouvoir et d’influence. Les leaders s’adressent ainsi à la jeunesse musulmane de la diaspora comme à celle d’un peuple qui constitue « toutes les parties du corps de l’Oumma » en leur rappelant le hadith : « L’Oumma est comme notre corps. Si une partie a mal, tout le corps souffre »
L’armée de l’Oumma pour le djihad est constituée de jeunes de toutes origines sociales et nationales, avec des niveaux d’instruction variés et des professions diverses. Mais le récit sur le djihad tel qu’il est interprété aujourd’hui renvoie à l’appartenance à l’Oumma, une nation globale imaginée comme fondement d’une nouvelle identité. Cela permet aux jeunes qui ont choisi la voie du djihad de faire des territoires étatiques un espace de circulation transfrontalier pour affirmer une identité transnationale, comme à une nation sans territoire.
Guerres extraterritoriales
Cette nouvelle dynamique transforme ainsi les guerres territoriales en guerres extraterritoriales. Mais le territoire demeure le lieu de la concentration spatiale du pouvoir. Lorsqu’une branche d’Al-Qaïda, le Front al-Nusra, s’établit à la frontière entre la Syrie et l’Irak, s’autoproclame « État islamique », déclare avoir conquis Bagdad et Mossoul, nomme son calife, Al-Baghdadi, et étend ses terres en conquérant des espaces voisins pour atteindre l’équivalent de la superficie de la Grande-Bretagne, elle confirme l’importance du territoire et atteste sa fonction comme tactique de guerre et stratégie d’expansion, bien que ces conquêtes n’aient aucune légitimité aux yeux du droit international ni des États concernés. Ces terres attirent les jeunes de la diaspora, mais pas seulement : ils viennent d’Europe, du Caucase et d’Asie, s’ajoutant aux tribus locales pour constituer une « armée ».
D’après un rapport de l’Office du renseignement américain, publié en février 2016, plus de 38 200 « combattants étrangers » – dont 6 900 des pays occidentaux – ont effectué le voyage en Syrie en provenance d’une centaine de pays. En Europe, la France, la Belgique ; au Moyen-Orient la Jordanie, l’Égypte et la Tunisie constituent les viviers de recrutements les plus importants, sans oublier l’Asie avec le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh où les jeunes se mobilisent pour le Califat et ses terres, le territoire devenu la « terre d’origine » comme la terre de diaspora de l’Oumma, quelle que soit l’origine nationale de ses membres.
D’où le paradoxe. Les projets de diasporas sont souvent fondés sur une re-territorialisation ou une « restauration » ou encore une « récupération » d’un territoire réel ou mythique, mais néanmoins souverain. Les discours sur la construction de l’Oumma comme nation globale s’appuient sur l’identification de ses membres à une unité à partir d’appartenances multiples (nationales, territoriales, religieuses, linguistiques), d’expériences communes (colonisation, exil ou émigration) et une référence à un « nous » dénationalisé, et déterritorialisé qui s’installe à la fois dans des espaces dits diasporiques et dans les espaces nationaux.
Si les diasporas favorisent « les nationalismes à distance », néanmoins territorialisés, l’Oumma génère de nouveaux élans fondés sur la communautarisation des réseaux de solidarité transnationale accompagnée de nouvelles subjectivités cherchant à se consolider par la force d’un récit unique nourri de symboles, d’images, d’objets.
Face aux frappes de la coalition qui ont réduit le territoire de l’organisation de l’État islamique, les soldats du Califat poursuivent leur action de façon « dé-territorialisée », sans le passage obligé par la « terre ancestrale » mais par des attaques là où ils trouvent, et rappelant ainsi l’objectif à la fois territorial de « construction d’État » avec le Califat territorial à l’instar des empires, et global en mettant en œuvre les réseaux de sa diaspora imaginée grâce à ses combattants étrangers.
Ce va et vient entre le local – territorial – et le global de l’islamisme radical, les profils changeants de ses combattants et soldats dispersés, l’imagination sans limites des armes de guerre constituent un nouveau défi aux États dans leur lutte contre la radicalisation.
Riva Kastoryano, Directrice de recherche, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.