Michel Wieviorka, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
Vu de France, le terrorisme islamique semble entrer dans une nouvelle ère. Est-il en passe de se décomposer ? De se transformer ? S’il était présomptueux de claironner l’annonce de sa décomposition, par contre, l’image de fortes inflexions s’impose.
Une force d’attraction amoindrie
Les unes sont géopolitiques, moyen-orientales, liées à la fin historique du Califat, en tous cas tel que voulu par Daech. En perdant le contrôle de vastes territoires, sur lesquels il a régné sous la forme d’un quasi-État, il a perdu aussi la possibilité d’accueillir ceux qui, du monde entier, avaient souhaité le rejoindre, participer à ses combats ou vivre pleinement leur foi au sein de cette société islamique que faisait miroiter la propagande.
L’attractivité de Daech est aujourd’hui moindre, dans les premiers milieux qu’elle a fascinés, mais il est vrai qu’elle pourrait s’exercer dans d’autres, par exemple dans des secteurs désespérés plus qu’en quête de sens, ou bien encore du fait d’une éventuelle relance de la violence extrême depuis d’autres parties du monde, en Afrique subsaharienne. Par ailleurs, la capacité de Daech à organiser des opérations relativement lourdes, comme celles du 13 novembre 2015, est amoindrie.
La débâcle militaire lui ôte une bonne part de son charme : Daech est désormais un perdant, et non plus un gagnant, au mieux c’est un acteur sur la défensive dans son combat, alors qu’il y a deux ou trois ans, l’État islamique volait de victoire en victoire. Les mêmes qui l’avaient rejoint pour participer à une expérience glorieuse déchantent, quand ils ont conservé une once de lucidité, et quelques-uns, peut-être pour éviter la justice locale, au Moyen-Orient, sont disposés à décrire pour la télévision française les aspects terrifiants de ce qu’ils ont vécu sur le terrain – les récits de femmes sont ici particulièrement éclairants.
Le maintien d’une capacité de propagande
Comme souvent avec le terrorisme, en phase ascendante, les médias avaient accompagné le phénomène en l’amplifiant, faisant de ses protagonistes des acteurs plutôt impressionnants : maintenant que Daech est en phase descendante, les mêmes médias en donnent l’image de la médiocrité, perceptible précisément dans les témoignages de jeunes femmes cherchant à revenir en France.
Mais Daech n’a pas besoin de contrôler un vaste territoire pour continuer à diffuser sa propagande, faire des émules, conférer une portée religieuse à une radicalité en quête de sens, animer des réseaux : Al-Qaeda, bien avant, n’avait pas prétendu construire un État, cela ne l’a pas empêché de persister pour être encore aujourd’hui une figure importante du terrorisme global.
Par contre, il sera plus difficile à l’avenir pour Daech de monter des opérations impliquant des ressources non négligeables, et des systèmes d’action intégrés faits de plusieurs types d’acteurs : jeunes Français, par exemple, ayant choisi de rejoindre cette organisation, leaders religieux, relais idéologiques en Europe, responsables permettant sur place d’assurer l’entraînement, mais aussi de compléter l’embrigadement, « communiquants », etc.
De plus, Daech aura moins qu’avant besoin – pour des raisons géopolitiques, stratégiques, militaires – de frapper un pays comme la France dès lors que la guerre qui lui est menée sera achevée. Ce qui semble ne devoir plus être qu’une question de mois, voire de semaines.
Permanence des sources sociales et culturelles
Considérons, maintenant, la situation de l’intérieur de la société française. Les sources sociales et culturelles ayant pu contribuer non seulement au succès de l’idéologie du Djihad, mais aussi aux engagements concrets de ceux – et celles – qui l’ont rejoint ou ont tenté de le faire sont loin d’être taries : les ratés de l’intégration, la crise des « banlieues » populaires, mais aussi la quête de sens ayant par exemple conduit à la conversion à l’islam et de là à l’islamisme radical n’ont pas disparu. Mais la cause du djihad est moins noble, moins prometteuse. Plus désespérée peut-être aussi. Ce qu’on apprend de ceux qui reviennent est peu engageant. Le mouvement dans ses fondements les plus profonds est en crise.
Au moment où des jeunes femmes de Syrie, ou de retour de ce pays décrivent les horreurs, notamment sexuelles, qu’elles y ont subies, le fait qu’un leader musulman comme Tarik Ramadan puisse être accusé publiquement de graves violences sexuelles, même s’il n’a jamais prôné la lutte armée, joue aussi pour affaiblir l’ardeur romantique qui a pu contribuer à la mobilisation de certaines jeunes filles.
Par ailleurs, l’heure est maintenant à une plus grande efficacité de la police et à l’intervention de la justice. Le procès d’Abdelkader Merah, aussi décevant qu’il puisse paraître pour ceux qui voulaient qu’il soit condamné pour complicité, s’est soldé par un jugement lourd, 20 ans de détention : la justice, et avant elle la police, ont fait leur travail. Et demain, d’autres procès auront lieu, à commencer par celui d’Abdeslam Salah, un des responsables de l’attentat du Bataclan. De nouvelles étapes judiciaires et donc institutionnelles vont être franchies dans l’histoire de la phase terroriste inaugurée par Mohamed Merah à Toulouse en 2012.
Une République mieux armée
Une loi faisant entrer les mesures principales de l’état d’urgence dans le droit commun a été adoptée, avec un assez fort assentiment de l’opinion, qui se sent davantage en sécurité. On connaît avec une grande précision le nombre et les caractéristiques de la plupart de ceux qui sont allés en Syrie ou en Irak et reviennent ou s’efforcent de revenir, ce qui s’ajoute à ce qui se dit des « fichiers S » pour donner, malgré quelques carences, l’image d’une assez forte maîtrise de la menace et suscitant un certain sentiment de sécurité au sein de la population.
La capacité d’action des services de renseignement, de surveillance, de police s’est, à l’évidence, considérablement renforcée depuis deux ans, et les familles de jeunes basculant dans le djihadisme sont moins démunies qu’il y a quelques années. Bref, les institutions, la famille, la justice, la police de la République sont en meilleur état de marche et semblent plus qu’avant à la hauteur des enjeux.
Le dernier acte terroriste, le meurtre de deux jeunes filles à la gare Saint Charles de Marseille, le 1er octobre 2017, a suscité une émotion qui faisait plus penser à celle que génère un fait d’hiver qu’à celle consécutive aux attentats de 2015 – une émotion peut-être même moindre que celle due à l’assassinat d’Alexia Daval, la jeune joggeuse dont le corps a été retrouvé le 30 octobre 2017, calciné dans une forêt.
La tendance qui pourrait se dessiner serait donc celle d’un terrorisme trouvant ses prolongements à venir dans des actes peu élaborés, n’ayant pas impliqué la forte mobilisation d’un réseau, des crimes à la limite commis par des individus plus ou moins solitaires, et il faut le dire : relevant de plus en plus de la psychiatrie.
Cette hypothèse vient d’être illustrée à Blagnac, où un automobiliste a fauché volontairement plusieurs personnes sans que l’on puisse déceler dans son acte une dimension politique ou métapolitique, religieuse.
Si cette tendance se confirme, alors, on pourra considérer que le cycle ouvert en 1995 par Khaled Kelkal d’un terrorisme devenu global – à la fois interne et international – et ayant connu son apogée avec la phase actuelle, inaugurée par Mohamed Merah en 2012 touche à sa fin. Ce qui n’exclut évidemment pas l’entrée dans un nouveau cycle.
Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.