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L’état d’urgence sanitaire en France : Expertise et éclairages

Deux juristes, Marion Rambier* avocat, et Laure Singla* expert de justice, proposent une analyse juridique et technique de l’état d’urgence sanitaire et de ses conséquences.  Entretien.

coronavirus (pixabay)
coronavirus (pixabay)

-Un petit agent pathogène, virus en forme de couronne, vient de déclencher une crise sanitaire mondiale. Quel regard les juristes que vous êtes, portez-vous sur cet événement ?

Marion Rambier, avocat (DR)
Laure Singla, juriste, expert près de la cour d’appel de Montpellier (DR)

Ce petit agent pathogène a mis à mal le système économique mondial. Des questions d’un pragmatisme déroutant commencent à être posées. En France, la loi du 23 mars 2020 et le décret du 23 mars 2020 décrivent un nouveau dispositif d’état d’urgence sanitaire. Il s’agit d’un nouveau régime d’exception en période de crise, différent de l’état d’urgence de droit commun.

-C’est quoi exactement l’état d’urgence sanitaire ?

La loi introduit dans le Code de la santé publique les notions de « Menaces », « crises sanitaires graves », « réquisitions », « catastrophe » dans la partie du code de la santé publique applicable jusqu’au 1er avril 2021. Il faut en retenir que la France est désormais placée du 23 mars 2020 en état d’urgence sanitaire jusqu’au 23 avril 2020, avec prorogation possible exceptionnelle jusqu’au 23 mai 2020, avec sortie possible entre le 23 avril 2020 et le 23 mai 2020.

-Quelles conséquences ?

Édouard Philippe, Premier ministre (photo officielle, Matignon)
Édouard Philippe, Premier ministre (photo officielle, Matignon)

Le Premier ministre Édouard Philippe est désormais autorisé à prendre, durant cette période, des mesures de police administrative exceptionnelles visant à limiter la liberté de circulation des personnes, les regroupements de personnes et d’ordre économique, sur décret et après rapport d’Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé. Il détient le même pouvoir, en matière économique, pour contrôler les prix. Olivier Véran peut prendre des arrêtés motivés pour « ajuster » l’organisation et le fonctionnement des dispositifs de santé.

Olivier Véran, ministre de la Santé (capture Euronews)
Olivier Véran, ministre de la Santé (capture Euronews)

-Ces mesures sont-elles coercitives ?

Les sanctions sont durcies allant des amendes de 4ème classe, voire de 5ème classe en cas de récidive, aux manquements à des obligations citoyennes jusqu’à une peine de prison de 6 mois et 3.750 euros d’amende en cas de triple récidive dans le délai de 30 jours, pouvant aller jusqu’à 10 000 € en cas de violation des obligations de confinement. Le Premier ministre a donc un pouvoir de police administrative exceptionnellement étendu visant à garantir la sécurité sur le territoire et à réglementer les prix contre un éventuel marché parallèle, tel que la France l’a connu pendant la seconde guerre mondiale.

Les libertés fondamentales ne sont-elles pas bafouées ?

L’État de droit est maintenu et il faut mettre fin aux rumeurs contraires car l’étendue de ces mesures reste « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu », pouvant être arrêtées «sans délais » quand elles n’apparaissent plus nécessaires.

-La crise sanitaire va avoir des effets dévastateurs en quels termes et pourquoi ?

La loi du 23 mars 2020 pour faire face à l’épidémie de covid-19 évoque certes les termes de « menaces », « crises sanitaires graves », « réquisitions », « catastrophe » sans pour autant évoquer la notion de « risques » et sans établir un état de catastrophe sanitaire.

-En termes de risques ?

coronavirus (Pixabay)
coronavirus (Pixabay)

En termes de risque et de stratégie retenue, il convient de rappeler que ce type de virus fait partie d’une large famille incluant des virus responsables de simples rhumes mais aussi, des plus dangereux comme le SRAS. L’INRS nous apprend que « le Coronavirus MERS-CoV est une souche particulière jamais encore identifiée chez l’homme, apparue en 2012 en Arabie Saoudite, non encore classé. ». Il s’agit donc d’un agent pathogène naturel dont le réservoir reste l’animal et l’homme. Quant aux pandémies virales infectieuses mondiales sur l’Homme, le XXème siècle a en connu[1]. Et le XXIème siècle connait depuis 20 ans, l’épidémie du SRAS[2] et à nouveau du virus H1N1 depuis 2009. Nous vivons donc avec le risque sanitaire permanent, loin des épidémies neutralisées au moyen de vaccins.

-Qu’en déduisez-vous ?

La chronologie des pandémies n’a eu pour conséquence directe que la recherche d’un vaccin pour éradiquer les maladies. Les pans économiques et sociétaux découlant de ces pandémies n’ont jamais été véritablement abordés, même lors de l’épidémie du SRAS ou d’Ebola certainement parce que ces dernières n’étaient pas mondiales. Ainsi, la force de frappe de ces ennemis invisibles que sont les virus n’a jamais véritablement été réfléchie.

-Une lacune coupable ?

Aucun État au XXIème siècle n’a réfléchi à ce risque sanitaire alors que le risque était déjà présent et quantifiable. Certes, la France dispose d’un dispositif pour les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC[3]) mais n’a pas intégré le risque sanitaire majeur type pandémie. Ce risque n’a pas été réfléchi, non plus, malgré les pandémies présentes depuis 20 ans, sous l’angle d’une catastrophe naturelle pouvant permettre le dispositif d’un plan d’action comme dans la loi Barnier de 1995[4]. Il n’existe donc pas en 2020, de plan de prévention et d’alerte sécuritaire des risques sanitaires majeurs. Ce constat est identique en cas de pandémie grave type Ebola ou peste.

-Concrètement ?

Il faut revoir deux choses : d’une part la stratégie sous l’angle de l’expertise sécuritaire anticipative avec les praticiens de terrain. D’autre part, la typologie juridique du risque environnemental et l’application de la théorie du bénéfice-risque retenue dans le mécanisme juridique de la réparation d’un dommage. On a banalisé le risque[5]  depuis 1989[6] en le distinguant de la notion d’accident et en le graduant pour le chiffrer d’abord et l’éradiquer ensuite.

-Quel lien avec le Covid-19 ?

Le Covid-19 appartient à ces nouveaux risques environnementaux qui portent une atteinte directe à l’intégrité et à la sécurité d’un territoire sans  pour autant être reconnu comme tel. Et l’absence de stratégie sécuritaire, outil d’expertise faiseur de paix[7] dans ce domaine reste dangereuse car cela peut conduire à une véritable crise institutionnelle, la peur générant la défiance.

coronavirus structure (https://www.scientificanimations.com)
coronavirus structure (https://www.scientificanimations.com)

 -Vous distinguez état d’urgence sanitaire et état de catastrophe sanitaire…

La loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a, certes, instauré un état d’urgence sanitaire qui reste un nouveau régime d’exception en période de crise, différent de l’état d’urgence de droit commun mais pour autant, n’a pas instauré un état de catastrophe sanitaire. Ceci a des répercussions directes, notamment en termes d’assurance car le mécanisme de prise en charge assurantielle ne se met en œuvre qu’en cas de déclenchement d’état de catastrophe naturelle.
L’article L. 125-1, al. 3, du Code des Assurances ne pose pas de définition de la catastrophe naturelle mais en définit les effets comme étant « les dommages matériels directs non assurables ayant eu pour cause déterminante l’intensité anormale d’un agent naturel, lorsque les mesures habituelles de prévention n’ont pu empêcher leur survenance ou n’ont pu être prises ».
L’Agence Nationale pour l’Information sur le Logement (ANIL) rappelle[8] que la garantie des catastrophes naturelles est précisée dans le Code des assurances. Depuis la loi du 13 juillet 1982, tous les contrats d’assurance qui couvrent les dommages causés à des biens incluent obligatoirement une garantie contre les catastrophes naturelles.

-Que faut-il en retenir ?

L’état de catastrophe sanitaire n’étant pas déclenché, les assurances ne fonctionnent pas. Même s’il y avait reconnaissance de cet état, la garantie des catastrophes naturelles ne semble pas pouvoir s’appliquer aux pertes d’exploitation professionnelle car il n’y a pas de loi en ce sens comme sur le plan des multirisques habitations. Ainsi les aides exceptionnelles resteraient donc à la charge pleine et entière de l’Etat Français qui devrait supporter les « dépenses » dus à l’état d’urgence sanitaire.

-Des procédures en perspective ?

Les questions de responsabilités vont se poser sur le plan administratif comme judiciaire. Le juge administratif ne pourrait-il pas retenir alors la notion de « manquement au principe de sécurité juridique » en se basant sur l’absence d’une stratégie sécuritaire anticipative des risques ?
Le juge judiciaire ne pourrait-il pas retenir aussi la violation du droit de retrait pour certaines professions dont l’absence de matériel et de formation est flagrante et démontre l’inexistence de cette stratégie ?
Les questions économiques vont se poser aussi : qui va payer les aides exceptionnelles pour la France ? L’Europe ? Les Français ? Où va-t-on lancer l’idée d’un grand plan de relance de l’économie post état d’urgence ? Les questions restent entières.

Quid des assurances ?

Les questions de responsabilités assurantielles, portant sur l’adaptation des mécanismes de la reconnaissance des nouvelles typologies de risques et de leurs réparations, intéressent tout le monde. Comme l’a souligné le ministre de l’Économie et des Finances « Les catastrophes naturelles sont prises en charge, mais pas les catastrophes sanitaires » raison pour laquelle il a invité les assurances à intervenir.  Tout professionnel contracte un contrat de responsabilité civile professionnelle comportant deux volets : un volet «responsabilité civile d’exploitation» garantissant les conséquences financières des dommages relevant de leur propre fait, de celui de leurs préposés ou de celui du matériel professionnel utilisé et un volet « responsabilité civile professionnelle» garantissant les conséquences financières du préjudice résultant des prestations de l’entreprise.

Quid du déclenchement de la Responsabilité Civile Professionnelle ?

La RC Pro d’exploitation ne couvre pas les pertes d’exploitation en cas de guerre, de catastrophes naturelles, et de terrorisme (exclusions générales à tous les contrats). Or, plusieurs députés ont, d’ores et déjà, proposé de créer un état de catastrophe « sanitaire » permettant une nouvelle prise en charge des professionnels. Il n’est donc pas exclu que dans les prochaines semaines, naisse un projet portant sur l’état de catastrophe naturelle sanitaire, avec ajout d’un alinéa à l’article L.561-1 du code de l’environnement. En pratique, on peut, d’ores et déjà, penser qu’un avenant ou une clause pourraient être annexés au contrat d’assurance principal. Il faudrait que cet ajout contractuel ait un effet rétroactif soit à l’arrêt d’activité ordonné par les Autorités soit de la loi créant l’état d’urgence sanitaire. Toutes les pistes seront les bienvenues.

-L’épidémie de Covid-19 aurait-elle aussi quelques vertus ?

On pourrait être optimiste et dire que « grâce » au COVID-19, la France et plus généralement les États apprécient pleinement leurs limites et doivent comprendre et accepter que le XXIème siècle est celui d’une nouvelle typologie de risques sanitaires qui appartiennent à la catégorie des risques environnementaux, transversaux, chiffrables autrement. Pour lesquels on ne doit pas jouer avec la force de résistance des hommes. Ni avec leur santé.  Nous devons agir autrement.

Car « A impossible nul n’est tenu[9] », « il n’y a rien d’impossible à celui qui a bonne envie[10] », et les complexités juridiques et techniques croissantes des trente dernières années ont été, sans nul doute, facteurs de risques grandissants. C’est en ce sens que le Conseil d’État énonçait déjà en 1991[11], puis en 2006[12], que toute insécurité juridique crée des risques qu’on ne doit pas ignorer, notamment en matière environnementale.

-Quels enseignements en tirez-vous ?

collectif-interhôpitaux
collectif inter-hôpitaux

N’épuisons pas les personnels soignants, les forces de l’ordre, tous ceux qui concourent à l’activité alimentaire de nos pays en temps de crise et tentons de limiter ces risques en renouant avec deux choses: la raison et le dialogue. La raison, d’une part, car l’Homme reste «un animal raisonnable[13] ». Le dialogue, d’autre part, car l’Homme est « par nature un animal politique[14] » qui communique. Même si la coutume du dialogue et de la communication ne serait pas l’adage des civilisations modernes, contrairement à ce que l’on pourrait penser[15] .
La force de frappe d’une grande Nation repose sur sa capacité d’agir en cas de danger et à prendre les précautions qui s’imposent.

« A ceux et celles qui feront le XXIème siècle, nous disons avec notre affection : Créer c’est résister, résister c’est créer[16] »

« L’idéal n’est pas une chose qui se consomme mais qui s’entretient et se transmet comme un flambeau [17]»,

Face aux nouveaux défis, comme le COVID-19, il faut semer ensemble de nouvelles attitudes, un autre regard pour une autre vision, avec patience, rigueur et humilité, pour de nouvelles stratégies qui permettront un nouvel « Idéal » pour toutes les générations, actuelles et futures. Doit-on l’espérer ? même si nous sommes tous conscients du chemin à parcourir.

*Marion Rambier est Avocat au Barreau de Marseille, et Docteur en droit *Laure Singla est Expert de Justice et Médiateur auprés de la Cour d’Appel de Montpellier et Expert observateur auprés du Groupe de Gestion de l’Environnement des Nations-Unies (PNUE-GME), Commandant de réserve citoyenne Armée de terre, et Docteur en droit

[1] Grippe espagnole de septembre 1918 à avril 1919- Virus H1N1 en 1918 -mai 1968- mars 1970 – Virus H2N2,  H3N2- Ebola en 2014

[2]     Nov 2002- juillet 2003

[3]dispositif interarmées, interministériel et interallié, doté de moyens sophistiqués de détection, de prélèvement, de reconnaissance et de moyens de modélisation et de décontamination

[4] Loi no 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, dite Loi Barnier

[5]Ulrich Beck, Sociologie politique : la société du risque, éditions Aubie, 2001

[6]NUGA, A/RES/44/236. International Decade for Natural Disaster Reduction, 22th décember 1989

[7]Singla Laure – La stratégie sécuritaire des risques environnementaux à l’aune du principe de sécurité juridique : un outil d’expertise faiseur de paix. Revue Energie-Environnement-Infrastructures. Lexis Nexis. N°3/2018

[8]https://www.anil.org/documentation-experte/analyses-juridiques-jurisprudence/analyses-juridiques/1999/rappel-dequelques-principes-en-matiere-dassurance-habitation/

[9] Saint Thomas d’Aquin  1224-1227

[10] Proverbe français 1853

[11] Conseil d’État, rapport public 1991, De la sécurité juridique, la Semaine Juridique Edition Générale, 27/5/1992-n°22

[12]Conseil d’État, rapport public, 2006, Sécurité juridique et complexité du droit

[13]  Aristote

[14] Descartes

[15]De Wicquefort Abraham, L’ambassadeur et ses fonctions, extraits du chapitre I « De la médiation et des Ambassadeurs médiateurs », 1681, éditions hollandaises

[16]Stephane Hessel, Résister, Editions indigènes

[17]Jean Moulin 1943

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