Yves Petit, Université de Lorraine
Le Royaume-Uni va quitter l’Union européenne (UE). David Cameron est désavoué et va quitter le 10 Downing Street ! Le référendum du 23 juin 2016 était bien « perfide ». Le premier ministre britannique a – au choix – commis une erreur historique, joué à la roulette russe ou à l’apprenti sorcier. Le vote « Leave » l’a emporté avec 51,9 %, contre 48,1 %, avec un taux de participation élevé de 72 %.
Sans dramatiser plus qu’il n’est nécessaire ce résultat, il faut tout de même relever un paradoxe : l’influence du Royaume-Uni dans l’Union n’a jamais été aussi forte et les idées britanniques avaient grandement réussi à s’imposer dans cette construction européenne unique en son genre.
Il n’est nul besoin non plus d’égrener les multiples conséquences du vote. Outre la chute attendue des marchés boursiers et la période de grande incertitude qui s’ouvre, à l’évidence, le Royaume-Uni est bien disloqué ou désuni, car les répliques du séisme politique du 23 juin se ressentent jusqu’à Gibraltar. Non seulement l’Écosse et l’Irlande du Nord – la ville de Londres également – ont voté majoritairement en faveur du maintien dans l’UE, mais le ministre espagnol des Affaires étrangères a déjà évoqué « une co-souveraineté britannico-espagnole pendant une période limitée, qui débouche sur la restitution de Gibraltar » à son pays.
Ce coup très dur – mais non fatal – porté à l’Union ne va pas la « tuer », comme l’a affirmé le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Dès le 24 juin, les trois présidents du Parlement européen, du Conseil européen et de la Commission européenne, ainsi que la Présidence tournante néerlandaise du Conseil de l’UE ont ainsi déclaré : « L’Union de 27 États membres continuera. L’Union est le cadre de notre avenir politique commun ».
Cette volonté de poursuivre l’œuvre qui a débuté en 1951 avec la CECA fait donc de la construction européenne l’horizon indépassable des États d’Europe, mais le vote britannique a fait tomber plusieurs tabous. Un État membre peut désormais quitter l’Union. Le « Nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’Union européenne » a entériné la remise en cause du principe d’une intégration européenne de plus en plus approfondie. Enfin, le vote du peuple britannique est un appel à changer la nature de l’Union et à la refonder.
Le tabou du retrait
Le retrait d’un État membre est inédit. La procédure de l’article 50 du TUE va être activée pour la première fois, mais elle devra également être clarifiée sur plusieurs points. Des incertitudes risquent par conséquent de peser sur la procédure de retrait. Pour s’en rendre compte, il suffit de mentionner le propos de David Cameron, selon lequel cette procédure ne serait enclenchée qu’après son remplacement au poste de premier ministre, soit en septembre/octobre 2016, vraisemblablement après l’approbation du Parlement britannique et pour mieux préparer les négociations. Qu’il soit permis de dire qu’il n’est pas très fair-play de jouer la montre, et de rappeler ici les propos fermes du ministre Wolfgang Schäuble : « Dedans c’est dedans, dehors c’est dehors » !
Les réactions n’ont pas tardé, notamment du côté du Parlement européen ou des États membres fondateurs de la Communauté, pour demander d’amorcer le plus rapidement possible les négociations sur le retrait. Non seulement une notification tardive du retrait irait à l’encontre de la volonté du peuple britannique, mais il s’agit surtout d’éviter un effet de contagion dans d’autres États membres et une réaction en chaîne des courants populistes et europhobes.
On peut mesurer ici la duplicité de David Cameron, d’autant que cette manœuvre dilatoire vise peut-être à éviter un « Brexit », afin de contourner le vote du peuple, ou bien à tenter d’organiser une sortie dans un autre cadre que l’article 50 – ce qui constituerait une violation du droit de l’Union européenne. De toute manière, la rupture sera douloureuse, ce qui est logique car le divorce n’est pas par consentement mutuel, mais plutôt pour faute (grave ?) de David Cameron.
L’article 50 doit être précisé sur plusieurs points. Tout d’abord, il faut attendre la notification officielle du Royaume-Uni au Conseil européen, qui doit adopter des « orientations » permettant la conclusion d’un accord sur les modalités du retrait. Ensuite, un délai de deux ans, qui peut être prolongé de manière unanime, est prévu pour négocier l’accord. Le Président du Conseil européen a déjà averti que ce délai pourrait être de 7 ans, étant donné la complexité de la négociation, et sans garantie de succès ! Le plus invraisemblable est que le Royaume-Uni reste membre à part entière de l’UE durant cette négociation et qu’il est censé assurer la présidence tournante du Conseil au deuxième semestre 2017 !
La phrase la plus énigmatique de cet article est relative au fait que l’Union négocie et conclut avec l’État qui se retire « un accord fixant les modalités de ce retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union ». En réalité, il y a donc deux négociations à mener parallèlement : celle portant sur l’accord de retrait ; celle visant à définir les nouvelles relations commerciales entre le Royaume-Uni et l’Union, en priorité son accès au marché intérieur et son éventuelle participation financière au budget de l’Union, à l’identique de la Norvège ou de la Suisse. La création d’une « Brexit task force » ne sera pas un luxe !
Le tabou de l’Union sans cesse plus étroite
Avec le référendum britannique, quel que soit son résultat, un deuxième verrou a sauté : le principe de « l’Union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe ». Ce principe inscrit à l’article 1 du TUE, mais présent dans les traités depuis le traité CEE de 1957, est fortement remis en cause, pour ne pas dire remisé aux oubliettes. La Chancelière Angela Merkel a d’ailleurs souligné ce point, en déclarant que le 23 juin constituait « une césure pour l’Europe et son processus d’unification ».
Avec un peu de recul, il semble incroyable que les chefs d’État et de gouvernement des 28 membres de l’UE aient pu se mettre d’accord, les 18-19 février 2016, « sur un abandon pour ne pas dire une mise à mort du principe vital de l’Union européenne ». Certes, la Déclaration des quatre Présidents du 24 juin rappelle que l’arrangement de février ne prendra pas effet et qu’il n’y aura pas de renégociations, mais le mal est fait. Il n’est pas exclu qu’un ou plusieurs autres États membres exigent également à leur tour un « arrangement » pour rester membre de l’Union.
Le ver est dans le fruit, même si les dispositions de l’arrangement ont cessé d’exister. En ayant fait sauter ce verrou originel, avec ou sans le Royaume-Uni, l’Union dans sa forme actuelle va devoir certainement céder la place à une Europe à plusieurs vitesses ou, pire, à une Europe à la carte. Il est, par exemple, possible d’imaginer que l’adhésion à l’euro ne soit plus obligatoire, afin de satisfaire les desiderata de certains membres, une trop grande complaisance étant clairement synonyme de désintégration progressive de l’Union. Les progrès de la construction européenne risquent de devenir de plus en plus difficilement possibles, en raison de la non-acceptation par certains États de transferts de compétences ou de souveraineté, l’accentuation des clivages au sein de l’Union s’en trouvant renforcée.
Le tabou de la refondation
Le départ du Royaume-Uni est un révélateur des insuffisances et des lacunes de l’intégration européenne. Son inachèvement, son incapacité à gérer les multiples crises qu’elle doit affronter (zone euro, migrants, crise agricole…), son orientation trop libérale pour beaucoup ont entraîné un éloignement voire un rejet des peuples. Comme l’écrit B. Badie, « l’Europe est malade de son identité incertaine ». Son drame n’est pas sa dimension technocratique. Il est « anthropologique », car « l’Europe se meurt, faute d’identité et de projet ». Une clarification de sa raison d’être et, partant, sa refondation, constituent un chantier indispensable.
Face à ce constat, depuis le vote britannique du 23 juin, les appels pour une refondation se multiplient dans tous les États membres. Afin de changer cette Europe du désamour, le Président du Conseil italien, Matteo Renzi, affirme ainsi que la Maison Europe doit être « rénovée, rafraîchie ». Si l’heure est à la refondation, malheureusement les difficultés sont nombreuses. Faut-il renforcer la gouvernance de la zone euro, améliorer la solidarité en matière migratoire, changer les politiques de l’Union ou revoir l’espace Schengen, repenser plus largement le projet européen, de quelle manière et à combien d’États membres ? Peut-on compter sur le couple franco-allemand qui – c’est un euphémisme – n’en est plus vraiment un, d’autant plus que 2017 sera une importante année électorale en France et en Allemagne ?
Ces travaux d’Hercule demandent un budget à la hauteur. Or, le départ du Royaume-Uni modifie la structure du budget de l’Union. Entre 2010 et 2014, en tenant compte du « rabais » dont il bénéficie, sa contribution nette a été en moyenne de 8,45 milliards d’euros. L’Union va donc devoir faire un choix : augmenter les contributions des 27 États membres ou bien réduire son budget, ou encore recalibrer ses politiques. En période de rigueur budgétaire, le volontarisme politique fera certainement défaut, et la refondation risque de se transformer en un simple replâtrage, très insuffisant de surcroît pour une vraie relance de la construction européenne.
Jean Monnet affirmait, à juste titre, qu’elle n’avait pas de précédent. Tout au long de ses 43 ans d’appartenance à la Communauté, puis à l’Union, le Royaume-Uni a édifié le bûcher de cette construction et le Brexit fait apparaître les flammes pour le consumer sous l’effet de sa propre chaleur. Souhaitons que l’UE, tel ce phénix légendaire doté d’une exceptionnelle longévité et se caractérisant par son pouvoir de renaître, connaisse une deuxième vie rédemptrice.
Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.