Dominique Roux-Bauhain, Université de Reims Champagne-Ardenne
L’exposition d’une année et demie qui a été consacrée au tatouage au musée du Quai Branly (de mai 2014 à octobre 2015) a jeté une lumière nouvelle sur le sens et l’histoire ancestrale du tatouage. Notamment, elle montre que cette pratique possède un sens communautaire central dans les sociétés coutumières, où elle permet d’exprimer symboliquement et figurativement l’appartenance des individus à leur groupe, alors qu’elle reste marquée du sceau de l’infamie dans les sociétés occidentales. Originellement en effet, il faut en rechercher la cause dans les trois religions du Livre qui toutes proscrivent les altérations du corps qui auraient pour effet de critiquer l’œuvre divine
Au cours de l’histoire occidentale, le tatouage a donc été associé à la déviance et réservé aux individus en marge – parias, esclaves et prisonniers –, soulignant le caractère dégradant de son usage subi. Paradoxalement, c’est au XIXe siècle que la conquête des contrées lointaines a développé une fascination pour les cultures exotiques et un engouement pour le tatouage comme forme de distinction, notamment dans la haute société aristocratique. En parallèle, il est resté le langage partagé des sociétés secrètes, des groupes fermés ou des organisations criminelles – les marins, les bikers ou les yakuzas japonais. Mais au final, l’histoire du tatouage rend saillante la dimension sociale de cette pratique, entre distinction et affiliation, punition et protestation, déviance et conformité, oscillant désormais entre excentricité plus ou moins reconnue et nouvelle mode de consommation.
Pour autant, l’histoire néglige une autre réalité. Les revendications contemporaines d’un droit d’user librement de son corps font de celui-ci un territoire personnel, délibérément et définitivement altéré, comme le montre notre étude auprès de 24 tatoueur·se·s et tatoué·e·s, co-écrite avec Russell Belk dans le Journal of Consumer Research.
Processus d’affirmation et d’appropriation instituant le corps pour soi-même, le tatouage prend alors un sens nouveau, en confrontant l’individu à son unique et ultime espace d’existence et aux manières de l’investir, et parfois même de le surinvestir, dans un incessant dialogue entre « ici » et « ailleurs ».
Le corps comme unique et ultime lieu d’existence
La société nous a habitués à avoir un corps, mais l’existence nous fait d’abord être corps. Cette réalité triviale ne conduit pas pour autant chacun·e à questionner quotidiennement sa condition d’être incarné·e, sauf lorsque le corps se rappelle à nous par la douleur ou par le plaisir. Mais être un corps ne consiste pas seulement à éprouver et appréhender le monde par et travers lui. C’est aussi habiter un espace qui ne peut ni se confondre avec celui d’un·e autre, ni se dédoubler en divers points simultanément. En suivant Michel Foucault dans son essai sur Le corps utopique, le corps est un lieu où l’individu est ici, irrémédiablement assigné, jamais ailleurs.
Michel Foucault, L’utopie du corps », conférence radiophonique diffusée le 21 décembre 1966 sur France Culture.
Cette dimension spatiale du corps est particulièrement perceptible dans la manière dont les tatoué·e·s gèrent leur espace corporel. En effet, le signe choisi y est rarement inscrit de manière arbitraire. Bien au contraire, cet emplacement révèle la résonance et la dimension symbolique qu’entretient ce point d’encrage avec la signification accordée au signe choisi. Ainsi, les tatouages sur la nuque ou le cou, zones fragiles qui matérialisent la jonction de la tête et du corps, peuvent porter des figurations en lien avec la mort, la sienne ou celle des autres. Le dos également est souvent le lieu où s’inscrivent les trahisons et les souvenirs douloureux, ceux que l’on met derrière soi et à distance, symbolisés par des signes d’envol ou d’élévation comme les aigles ou les papillons. Les jambes, les chevilles ou les pieds portent des objets ou des personnes qui matérialisent les racines et les bases de l’individu, comme cette pipe symbolisant la figure tutélaire du grand-père dans la vie de l’une de nos répondantes.
Les différentes zones tatouées dessinent ainsi une cosmologie personnelle qui met en valeur, pour les plus tatoué·e·s, le caractère partitionné du corps et la valence respective de chaque « territoire » – celui, gauche ou droite, de la famille ou des amis ; du passé, du présent, et du futur ; des expériences et des passions, etc.
La gestion spatiale du corps se donne aussi à voir de plus en plus lisiblement à mesure que les projets se multiplient. Ainsi, chez les plus engagé·e·s dans la pratique, les territoires se rejoignent progressivement pour faire paysage. Il s’agit de connecter et d’homogénéiser des motifs dispersés afin de créer une apparence corporelle et identitaire de plus en plus cohérente.
Mais le corps est aussi un espace limité et contraint. Les conventions sociales influant sur la gestion de l’apparence, certain·e·s évitent les tatouages sur les mains, le cou ou le visage, ce dernier étant le lieu privilégié de la reconnaissance par autrui. Les tatoueurs eux-mêmes reconnaissent être prudents en prémunissant leurs clients d’un « suicide social », une locution couramment utilisée pour signaler les risques encourus par des personnes qui opteraient pour des signes (trop) visibles alors qu’elles n’évoluent pas dans un environnement acculturé et ouvert au tatouage.
Au-delà de ce que la société permet de montrer ou invite à cacher, des considérations topographiques et techniques témoignent également des limites spatiales du corps. En effet, il faut suffisamment d’espace pour l’exécution correcte de certaines grosses pièces que seuls le dos, le flanc ou les cuisses peuvent accueillir. Lorsque la place commence à manquer, la planification minutieuse de l’espace restant devient essentielle et les tatoué·e·s disent prendre plus de temps pour réfléchir à un projet, à sa taille et à sa localisation. Les plus massivement tatoué·e·s cherchent également des solutions pratiques pour « libérer de l’espace ». Ces solutions consistent à recouvrir des tatouages existants par la technique du cover up (il ne s’agit pas d’un détatouage, mais d’un recouvrement par un motif plus large qui absorbe, en faisant disparaître ou non, le tatouage existant) ou même à déplacer des motifs sur un autre endroit du corps pour donner de la place à un projet de plus grande envergure.
Les figurations de l’ici et de l’ailleurs
C’est parce que le corps est ici, et nulle part ailleurs, qu’il est aussi la source et le siège des utopies. Les utopies sont des lieux sans lieux, popularisés par Thomas More sous la forme d’une société parfaite, alimentant le rêve d’une organisation sociale plus juste et plus égalitaire. Prolongeant cette perspective sous un angle anthropologique et ontologique, Foucault considère que les utopies du corps sont le fruit de notre rapport à cet espace incarné, à la fois unique et ultime lieu d’existence, et de nos rêves projetés vers le monde ou de ce dernier incorporé en nous. Comme le dévoilent les résultats de notre étude, les utopies du corps résultent du dialogue imaginaire qui s’instaure entre un « ici » et un « ailleurs », avec, comme pour toute utopie, la fonction de se penser autre et dans un univers idéal. Quatre formes d’utopies animent les discours des tatoué·e·s : les utopies d’embellissement ; les utopies d’évasion ; les utopies de conjuration ; et les utopies d’affirmation.
Les utopies d’embellissement
Sur le mode de l’amor fati nietzschéen (“Aime ton destin”), ces utopies visent à faire de sa vie, comme de son corps, une œuvre d’art. Dans son spectacle, l’Homme tatoué, Pascal Tourain dévoile le projet esthétique qui, à plus de quarante ans, l’a conduit à se tatouer entièrement (hormis les pieds et les mains), réinvestissant tardivement une enveloppe corporelle qu’il considère ne pas avoir choisie, mais qu’il s’est réappropriée par le tatouage. Son corps se présente aujourd’hui comme une fresque aux multiples références picturales, empruntant au baroque comme à l’univers des freaks ou à la bande dessinée et témoignant d’une composition esthétique élaborée.
Ces utopies d’embellissement sont à comprendre la plupart du temps comme une manière de se sentir (chez/en) soi, et souvent à rebours des codes sociaux qui valorisent le corps vierge reçu à la naissance, plutôt qu’un corps choisi. L’embellissement, paradoxalement, est parfois recherché dans un marquage massif du corps qui obéit à un désir d’en camoufler le volume ou inversement d’en cacher la maigreur, mais qui aboutit au fait de se sentir plus « sexy ». Ce réinvestissement est tel que de nombreux tatoués perdent le souvenir de leur apparence originelle, éprouvant même des sentiments d’angoisse ou d’étrangeté lorsque celle-ci se rappelle à leur conscience. Vivre sans ses tatouages serait alors vécu comme la perte d’un corps patiemment ré-élaboré et transformé pour effacer celui auquel on ne sentait pas appartenir.
Les utopies d’évasion
Cette deuxième forme d’utopie vise à projeter le corps dans un ailleurs, par toute forme de voyages qui mettent pour quelque temps l’« ici » en suspension. Il en est ainsi de celles et ceux qui se tatouent des souvenirs de certains lieux aimés ou visités, des coordonnées géographiques, des bateaux, des boussoles, des montgolfières ou des étoiles, mais aussi les symboles d’une ville ou d’un pays dans lesquels ils ont vécu ou rêveraient de vivre.
Ces voyages peuvent avoir été réellement entrepris dans une vie passée, mais certains peuvent aussi être encore à l’état de projection, dans les limbes d’une vie rêvée qui reste à concrétiser.
Les utopies de conjuration
Ce sont dans doute les plus fréquentes. Contrairement aux utopies d’évasion, elles ont pour fonction de nier et d’échapper à une réalité vécue comme trop douloureuse. Par le tatouage, et au travers du signe choisi, il devient possible de conjurer le sort, le malheur, la maladie ou la mort des autres, et de s’extraire d’une situation pénible. On rencontre ces formes d’utopies sous la forme de portraits d’êtres disparus dont l’existence est prolongée à jamais au travers du visage reproduit.
On les décèle également dans diverses formes de talismans censés protéger l’individu et qui disent sa volonté de rompre avec un passé ou une situation à laquelle il/elle souhaite échapper – maladie, malchance, violences subies. Paradoxalement, le signe le plus banal ou le plus fréquemment reproduit dans les magazines peut cacher un lourd travail de conjuration. Car c’est d’abord dans l’intention et la signification accordées au motif que se situe le véritable sens et choix du tatouage. On ne saurait donc trop souligner à quel point le jugement social porté de l’extérieur peut méconnaître la véritable profondeur des motifs qui animent l’individu qui se tatoue.
Les utopies d’affirmation
Si les utopies d’embellissement cherchent à investir l’« ici » sous l’angle esthétique, les utopies d’affirmation disent plutôt que l’être n’est « pas ailleurs », mais bien présent au monde et souvent reconnaissable par ses combats. Le corps y devient alors l’espace d’expression et d’affirmation de soi sous le mode de la revendication, de l’inscription d’une croyance (comme celle que l’on nourrit dans l’amour de l’Autre) ou du message militant, par exemple dans l’illustration ci-dessous.
Ces formes d’affirmation parient de fait sur le caractère inaltérable des sentiments et sur la fixité des êtres et des choses. Pour autant, leur caractère utopique est manifeste. En effet, en s’incarnant dans le prénom de l’être cher, le visage des enfants – qui déjà vieillissent – ou les affiliations claniques qui peuvent devenir encombrantes lorsqu’elles ont cessé, ces signes nourrissent l’illusion d’un temps immuable et d’une permanence des goûts et des sentiments qui alimente un nouveau marché du détatouage.
Pour autant, ces quatre formes d’utopies ne sont nullement exclusives les unes des autres et peuvent exister ensemble dans la vie des individus. Elles témoignent de la plasticité narrative de leur espace corporel, approprié au travers d’un geste figuratif hautement personnel et plus délibératif que ce que certains médias choisissent d’en montrer. Au final, le tatouage n’est donc pas qu’une pratique sociale. C’est aussi et d’abord une pratique spatiale qui fait du corps un lieu que l’on fait sien, dont on négocie les usages symboliques en y posant des frontières de sens et qui constitue, à la manière d’un palimpseste, une surface potentiellement ré-inscriptible. En cela, le tatouage mérite d’être compris dans le vaste éventail de techniques et d’emprises sur l’espace par lesquelles s’expriment les utopies humaines, visant à extraire l’individu de ses limites physiques comme à lui permettre de transcender sa finitude.
Dominique Roux-Bauhain, Professeure des universités en sciences de gestion, marketing, Université de Reims Champagne-Ardenne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.