Bertrand Valiorgue, Université Clermont Auvergne et Thomas Roulet, University of Cambridge
Le mouvement des gilets jaunes surprend la société française par son ampleur, sa spontanéité et sa radicalité. Les travaux portant sur l’organisation des mouvements sociaux permettent de comprendre les caractéristiques inédites de cette dynamique et les moyens d’y répondre.
Qu’est-ce qu’un mouvement social ?
Il n’existe pas vraiment de définition stabilisée d’un mouvement social, mais on appréhende généralement ce dernier comme un mécontentement plus ou moins violent d’une population donnée qui s’exprime en dehors de canaux institutionnalisés et qui cible des acteurs sociaux jugés dominants et à l’origine du problème (élites, État, firmes multinationales…). La lecture des travaux de référence de Sydney Tarrow, Charles Tilly et Doug McAdam permet de dégager quatre conditions pour qu’un mouvement social fonctionne et arrive à provoquer le changement sociétal ou politique espéré.
- Un cadrage de l’enjeu : pour fonctionner, un mouvement social doit porter sur un enjeu précis qui résonne dans l’opinion publique. Si l’enjeu est trop large ou trop générique, il n’est pas compris et donc partagé par l’opinion publique. Le mouvement n’est alors pas soutenu, il s’essouffle très rapidement ou peut faire l’objet d’une répression. Le mouvement Nuit debout, par exemple, avait des revendications très larges et imprécises qui n’ont pas eu d’échos durables dans l’opinion publique. L’action de Greenpeace sur l’huile de Palme qui a ciblé des entreprises comme Nutella a, en revanche, eu d’importants impacts car l’enjeu était précis et socialement bien cadré.
- Une structure de mobilisation : un mouvement social n’est jamais totalement désorganisé, car il s’appuie sur des structures de mobilisation qui prennent en main la logistique et le caractère opérationnel du mouvement. Il peut s’agir d’une association de riverains, d’une association, d’un syndicat, d’une ONG ou encore d’un parti politique. Cette structure de mobilisation organise le mouvement dans son volet opérationnel et managérial. C’est à travers cette structure de mobilisation et ses représentants qu’un dialogue se construit avec les autorités compétentes.
- Un répertoire d’actions : un mouvement social s’appuie également sur un répertoire d’actions pour se faire entendre et faire connaître sa cause. Il peut organiser une grève, un défilé, un sit-in, un conflit, une pétition, un boycott, une prise d’otage, des attentats… Il existe toute une panoplie d’actions que le mouvement social peut choisir pour provoquer le changement social désiré en affectant des parties prenantes qui peuvent faire – directement ou indirectement – pression sur les acteurs concernés.
- Une structure d’opportunité : le mouvement s’inscrit dans un contexte institutionnel donné qui favorise la cause du mouvement et assure un large soutien. Il doit choisir une institution cible pour concentrer ses forces afin d’obtenir une réforme. Il s’agit, ici, de faire converger la lutte sur une structure sociale qui est envisagée comme étant responsable du mécontentement et du désordre social. Le mouvement social converge alors sur cette institution qui est pointée du doigt pour sa responsabilité. Il peut s’agir d’une entreprise, d’une industrie, d’un État ou d’une élite. Chaque institution cible a évidemment des caractéristiques singulières qui la rendent plus ou plus moins perméable et résistante au mouvement social.
Les gilets jaunes, un mouvement inédit
Cette caractérisation de l’organisation des mouvements sociaux à partir des travaux spécialisés permet de mieux comprendre la spécificité du mouvement des gilets jaunes et son caractère inédit.
- Un enjeu initialement bien cadré : le mouvement des gilets jaune prend naissance autour d’un enjeu bien cadré qui est celui de la taxe carbone, puis très rapidement de la pression fiscale. Cet enjeu est bien cadré, car il parle à la société française et l’opinion publique a facilement suivi le mouvement. La réduction de la pression fiscale est généralement une cause plutôt populaire. Ce cadrage de l’enjeu évolue depuis le 1er décembre, et l’on parle désormais d’une réforme du système, ou de manière plus extrême et excessive, de démission ou encore de destitution du président de la République. Ce nouveau cadrage devrait se montrer beaucoup moins efficace et il est probable que ses élans révolutionnaires refroidiront très vite une partie de l’opinion publique.
- Un mouvement délibérément déstructuré : le mouvement n’a pas de structure organisationnelle et ne veut pas en avoir. Il est vécu comme un mouvement spontané de la part de citoyens. Il en découle une absence de représentants légitimes et les porte-parole d’un jour défilent sur les plateaux télé ou dans les ministères avec des messages fluctuants et des revendications imprécises. Les réseaux sociaux ont permis l’organisation logistique du mouvement, mais ils ne permettent pas de faire émerger des leaders suffisamment légitimes pour engager un dialogue avec le gouvernement. Le gouvernement et les corps intermédiaires n’ont aucune prise sur le mouvement et le dialogue ne peut pas s’engager. On a observé le même phénomène avec Nuit debout ou Occupy Wall Street qui refusaient de faire émerger des leaders et donc d’engager un dialogue avec les acteurs officiels.
- De la manifestation bon enfant à la violence : les images parlent d’elles-mêmes et l’on voit bien que le mouvement mobilise sans aucun filtre un répertoire politique et d’actions très large qui va d’un apéritif sur les routes à la violence, en passant par des blocages et l’attaque de préfectures. Le mouvement n’étant pas organisé et structuré, les gilets jaunes se fractionnent et certaines franges ne s’interdisent rien, tout simplement parce qu’il n’y a personne pour leur interdire (ou même juger illégitime) une action extrême au sein de leur propre mouvement. Il y a ici une nette différence entre les mouvements Nuit debout et Occupy Wall Street, qui s’étaient donnés pour mot d’ordre l’action pacifique.
- La classe politique dans le viseur : le mouvement des gilets jaunes s’inscrit dans un contexte institutionnel qui est celui de la modernité avancée et du capitalisme tardif. Il peine à trouver une institution cible sur laquelle se retourner et focaliser sa colère et ses revendications. Il se retourne contre la classe politique française et les partis politiques traditionnels. Le sommet de ce système étant le président de la République, il est aujourd’hui érigé en bouc-émissaire idéal qu’il suffirait, tel le pharmokos grec, d’expulser de la cité pour régler les troubles sociaux. Un tel phénomène de focalisation sur le président de la République est commun en France du fait des caractéristiques de la Ve république qui donne un rôle et une visibilité centrale au président (phénomène exacerbé par le quinquennat).
Le gouvernement comme traducteur-interprète
Le mouvement des gilets jaunes, de par ses caractéristiques organisationnelles, n’est donc pas un mouvement social comme les autres – il manque de structure, de clarté, d’homogénéité et de leaders pour faire entendre sa voix. Paradoxalement, ce sont aussi des avantages : le mouvement est protéiforme et peut s’attribuer le soutien d’audiences diverses en termes d’origine et d’orientations politiques.
Il n’en reste pas moins que l’ampleur du mouvement du fait des capacités logistiques des réseaux sociaux, sa radicalité dans le répertoire d’actions mobilisées, l’absence de buts précis ainsi que le retournement contre la classe politique obligent le gouvernement à repenser la logique du dialogue en l’absence d’interlocuteur et de demandes cohérentes.
Il revient aujourd’hui au gouvernement le rôle paradoxal d’effectuer tout le travail de traduction politique du mouvement des gilets jaunes. Faute d’opposants qui fixent clairement les objectifs et les cibles de réforme, il doit lui-même traduire le mouvement avec des objectifs précis et choisir les institutions qu’il faut réformer dans un contexte ou la surenchère politicienne et populiste est permanente.
La tâche n’est pas impossible, mais elle nécessite de la clairvoyance sur les causes à la racine du mouvement, du sang-froid et forcément de l’autocritique.
Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises – Titulaire de la Chaire Alter-Gouvernance, Université Clermont Auvergne et Thomas Roulet, Senior Lecturer in Organisation Theory and Fellow in Sociology & Management, University of Cambridge
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.