Loïc Ballarini, Université de Lorraine; Audrey Alvès, Université de Lorraine et Christian Lamour, Luxemburg Institute of Socio-Economic Research ( LISER )
Ils ont vingt ans, occupent des positions de leaders sur leurs marchés, mais sont loin d’être toujours rentables. Ils ont vingt ans, sont nés dans la polémique mais semblent vieillir dans l’indifférence. Ils ont vingt ans et font désormais partie du paysage médiatique : peut-être serait-il enfin temps de s’y intéresser vraiment ?
« Ils », ce sont les quotidiens gratuits d’information, nés en Suède en 1995 avec Metro, exportés depuis dans de nombreux pays d’Europe – à l’exception notable de l’Allemagne, où les puissants éditeurs de quotidiens payants les ont rapidement étouffés. Voués aux gémonies à leur lancement, ils furent notamment accusés de brader une information qui, pour être de qualité, devrait nécessairement être payante. Mais ils furent aussi perçus comme une menace pesant sur la répartition des ressources publicitaires entre médias déjà établis.
Avec le temps et le développement à peine décalé d’Internet, accusé des mêmes maux et faisant planer les mêmes menaces, les quotidiens gratuits ont cessé d’être l’objet de polémiques pour devenir des acteurs sinon reconnus, du moins installés dans la sphère médiatique. Tellement bien installés d’ailleurs qu’on ne les discute plus, et qu’ils sont passés sous le radar des discours publics, des emballements médiatiques… mais aussi des études universitaires.
En France et ailleurs, trop peu de travaux leur sont consacrés. À tel point que la journée d’études « La Presse gratuite en Europe, 1995-2015 », organisée le 16 mars, à Metz, par le Crem et le Liser, était la première spécifiquement consacrée à ce sujet. Et que parmi les six intervenants présents, seuls deux étaient francophones, les quatre autres venant de Suède, du Danemark, d’Autriche et d’Israël.
Les gratuits : un mauvais journalisme ?
Prenons donc au sérieux les quotidiens gratuits, et commençons par le reproche qui leur a sans doute été le plus souvent adressé : impossible d’être qualitatif quand on est gratuit ! S’il y a du journalisme dans les gratuits, celui-ci ne saurait être qu’au rabais…
La chercheuse danoise Kirsten Sparre, de l’Université d’Aarhus, a étudié cette question à travers l’exemple de MetroXPress, un gratuit populaire et largement diffusé au Danemark. Pour elle, trois critères permettent d’approcher la valeur qualitative d’un journal : la reconnaissance des autorités publiques, celle de la profession et les bases informationnelles de la production de contenus. Son travail, qui s’appuie notamment sur une analyse comparative avec les autres quotidiens danois, montre que MetroXPress fait pleinement partie du champ du journalisme traditionnel dit « de qualité ». Tout d’abord, son travail est légitimité par les institutions, qui lui ont donné accès aux subventions publiques, à l’instar des organes de presse payants.
La profession reconnaît également la valeur informationnelle du journal en intégrant certains de ses journalistes d’investigation dans la liste des nominés pour des prix en journalisme. Enfin, c’est la rédaction elle-même qui produit la majeure partie des contenus publiés – à rebours de l’idée généralement répandue selon laquelle les gratuits font essentiellement un travail de mise en forme de dépêches d’agences –, et certains de ses articles sont cités par les autres médias.
Les critères mobilisés, même s’ils n’épuisent pas la question de la « qualité journalistique », permettent à Kirsten Sparre d’avancer que les actions menées en interne (renforcement de la rédaction par le recrutement de journalistes notamment) et les interactions entre le gratuit et son environnement sont autant d’éléments signalant l’existence d’une valeur professionnelle reconnue. La chercheuse indique cependant que cette reconnaissance est acquise au détriment de la rentabilité, puisque MetroXPress, détenu par le groupe suisse Tamédia, demeure déficitaire en 2014.
La domination des logiques commerciales
En France, le quotidien 20 Minutes semble avoir pris le chemin inverse. Lancé en 2002, il était mû à ses débuts par une logique éditoriale fondée sur le primat des valeurs journalistiques et une quête de légitimité orientée vers la reconnaissance par l’élite journalistique et les politiques. Le chercheur Mathieu Lardeau, de l’Université Clermont-Auvergne, constate, entre 2007 et 2009, un basculement vers une logique commerciale, dans laquelle la production de contenu est avant tout définie par une approche marketing, la légitimité étant cette fois recherchée auprès des seuls annonceurs. La double quête de reconnaissance et de rentabilité, et les tensions qu’engendre l’opposition des deux logiques institutionnelles observées par Mathieu Lardeau, ne sont pas spécifiques à la presse gratuite, mais elles y prennent un tour particulier, le maintien d’une diffusion gratuite de l’information reposant sur des recettes exclusivement publicitaires.
Dans ce contexte particulier, doit-on considérer que la dépendance totale envers les ressources publicitaires est nécessairement un élément desservant la qualité journalistique des gratuits et leur rôle démocratique ? Pas toujours, comme le montre Christian Lamour, du Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (Liser). Prenant pour objets deux gratuits : L’Essentiel (Luxembourg) et 20 Minutes (édition de Lille, France), il analyse la couverture de certains événements par ces médias (installation d’IBM à Lille, réglementation du travail transfrontalier au Luxembourg).
Ici, les spécificités géographiques des aires de chalandise faisant vivre les quotidiens et la nature socio-économique du bassin régional de lecteurs-consommateur sont des clés essentielles pour comprendre la présence d’un contenu journalistique participant d’une manière centrale au débat public. Les journalistes de ces quotidiens n’ont pas une logique « éditorialisante », mais à travers le choix des titres, des photos, des sources mobilisées et des citations, ils génèrent des contenus révélant certains antagonismes sur les choix de société dans leur espace de diffusion, c’est-à-dire les régions métropolitaines. Ces deux journaux gardent une certaine distance par rapport au pouvoir politique et participent à la fonction démocratique de la presse. Mais, cela veut-il dire pour autant qu’il n’y a qu’un seul modèle économique et journalistique de presse gratuite ?
Un modèle homogène ?
En Israël, l’exemple d’Yisrael Hayom constitue à lui seul un démenti adressé à tous ceux qui voudraient croire que la presse quotidienne gratuite, parce qu’elle est quotidienne et gratuite, serait partout et toujours issue d’un même moule. Revenant sur l’histoire et les caractéristiques de ce titre, Michael Dahan, du Sapir College de Jérusalem, en dresse un portrait édifiant, qui met à l’épreuve toute tentative de catégorisation.
Pas question ici de journalisme « de qualité » ou de logique commerciale. Pas question non plus de propagande politique, comme on aurait pu s’y attendre pour un journal surnommé « Bibiton », « le journal de Bibi », autrement dit celui du premier ministre Benjamin Netanyahou. Yisrael Hayom, qui ne lui appartient pas mais ne lui veut certes pas de mal, ne s’attache pas à défendre sa politique, mais à promouvoir son image et celle de sa famille. Un peu maigre, comme ligne éditoriale ?
Cela ne l’a pas empêché de devenir le quotidien le plus lu en Israël, trois ans à peine après son lancement en 2007. Son excellente distribution, en particulier auprès des jeunes effectuant leur service militaire, et sa politique agressive en matière de publicité (tarifs divisés par deux par rapport à la concurrence, qui en souffre en retour) explique sa réussite en termes de lectorat… et son constant échec financier, le journal étant financé à perte depuis sa création par l’homme d’affaires américain Sheldon Adelson, qui y engloutit un à deux millions de dollars par mois. La présence durable de ce quotidien déficitaire signale que ces organes de presse n’ont pas nécessairement un objectif commercial.
Une dépréciation professionnelle parfois intériorisée…
Les gratuits sont installés dans le paysage médiatique d’un nombre grandissant de pays. Mais leurs journalistes ont-ils pour autant le sentiment d’effectuer une profession aussi valorisante que celle de leurs collègues employés dans la presse payante ? En Autriche, on pourrait le penser, d’autant plus qu’ils ont su amener de nouveaux publics vers la lecture de la presse. Au cours des dix dernières années, la diffusion des quotidiens gratuits a en effet progressé de près d’un million d’exemplaires par jour, quand les quotidiens payants en perdaient 241 000.
Ce succès public (+750 000 exemplaires quotidiens) ne semble pourtant pas convaincre les journalistes eux-mêmes. Marie-Isabel Lohmann, de l’université de Klagenfurt, montre que ceux qui travaillent dans les gratuits se perçoivent comme remplissant moins bien que leurs collègues de la presse payante les rôles traditionnels dévolus aux médias que sont la sélection, la vérification et la hiérarchisation de l’information, ainsi que tout ce qui relève du journalisme comme « quatrième pouvoir » (journalisme d’investigation et fonction de « chien de garde » de la démocratie). Inversement, ils estiment avoir plus de facilité à créer un lien, voire une interactivité, avec leur lectorat… même s’ils se disent aussi plus susceptibles d’être influencés par les logiques commerciales.
Quel avenir pour les gratuits ?
Au menu de cette journée d’études auront manqué des réflexions sur les représentations de la ville véhiculées par la presse quotidienne gratuite (création d’une « humeur marchande » positive ou animation d’espaces publics démocratiques ?), sur les pratiques urbaines dans lesquelles elle s’insère (transports, temps morcelé, routines quotidiennes…). Le format proposé était évidemment trop court pour faire le tour d’une question aussi complexe, mais les éclairages internationaux dont elle a bénéficié permettent d’affirmer qu’il n’existe pas un modèle unique de presse quotidienne gratuite.
Vingt ans après ses premiers pas, elle emprunte aujourd’hui des chemins très différents selon les contextes, certains en direction d’une qualité journalistique qui lui vaudrait la reconnaissance de ses pairs, d’autres guidés par un intérêt financier qui met au premier plan l’augmentation des audiences et des recettes publicitaires, d’autres encore pavés d’intentions promotionnelles, pour ne pas dire propagandistes. Où mènent ces chemins ?
La presse quotidienne gratuite a-t-elle encore un avenir dans un monde où le premier mode de consommation de l’information tend à devenir le smartphone, objet mobile susceptible de vampiriser les temps et les lieux dans lesquels les gratuits avaient pu se faire une place ? De premiers résultats encore partiels, présentés par Ingela Wadbring, chercheuse à l’université de Gothenburg, semblent indiquer qu’il n’y a pas – encore ? – de cannibalisation de l’audience des gratuits par les dispositifs numériques mobiles. Le smartphone ne tuera donc pas les quotidiens gratuits, mais il représente un élément de plus dans un marché des médias à la fois de plus en plus concurrentiel et de plus en plus concentré.
Toujours puissants aux États-Unis, en développement en Chine, les quotidiens gratuits ont commencé à décliner en termes de diffusion et de nombre de titres en Europe après 2007, année de leur expansion maximale. Moins de lecteurs, moins de journaux (en France, Metronews a cessé sa parution papier en 2015, ne reste plus que 20 Minutes, à peine bénéficiaire en 2014, et Direct Matin, déficitaire), des difficultés à rester rentable dans un marché publicitaire lui aussi contraint : comme si les quotidiens gratuits cumulaient les difficultés de la presse papier payante et des sites d’information gratuits en ligne.
Loïc Ballarini, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine; Audrey Alvès, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, CREM, Université de Lorraine et Christian Lamour, Chargé de recherche, Sciences de l’Information et de la Communication, , Luxemburg Institute of Socio-Economic Research ( LISER )
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.