Jean-François Riffard, Université Clermont Auvergne
Aucun pan de la société n’échappe aujourd’hui au phénomène de la judiciarisation à outrance des rapports sociaux. Pas même le sport en général et le football en particulier. Toutefois, jusqu’à une époque récente, l’intervention du juge en matière de foot restait cantonnée principalement aux actions en responsabilité engagée par un joueur ou un spectateur blessé contre le joueur adverse auteur de son dommage et le club de ce dernier.
Nul supporter de telle ou telle équipe n’aurait jamais imaginé saisir le juge afin de remettre en cause les résultats d’une rencontre au motif que celle-ci aurait été gagnée suite à un fait de jeu non sanctionné par l’homme en noir. Chacun acceptait la loi du sport et son lot de frustration, ces faits de jeu participant à la légende du foot à l’instar de la main de Dieu de Maradona ou celle de Thierry Henry, sans parler du mawashi-geri de Schumacher sur Battiston en 1982.
Mais les choses ont radicalement changé avec le développement des paris sportifs. Déjà, dans le domaine feutré des courses hippiques, on avait pu constater quelques velléités de parieurs à engager la responsabilité d’un jockey qui, ayant faussé le résultat d’une course, leur avait fait perdre une chance de gagner le tiercé. Mais ces cas étaient extrêmement rares.
L’ouverture des paris sportifs à d’autres sports dits de masse donne une autre dimension à la problématique. Désormais, les résultats des rencontres ont pour le supporter de foot par ailleurs parieur, un impact non plus seulement sentimental, mais financier. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure un parieur sportif peut contester sur tapis vert, le résultat d’un match entaché d’une faute non sanctionnée qui lui aurait fait perdre son pari. Un arrêt récent de la Cour de cassation, rendu le 14 juin 2018, a eu à connaître de cette question aux conséquences potentiellement dévastatrices pour le système des paris sportifs.
Le parieur se trouva fort dépourvu lorsque le hors-jeu fut venu…
Il s’agissait d’une affaire dans laquelle un parieur avait validé une grille de loto foot en pronostiquant les résultats de 14 matchs. Alors qu’il avait deviné les résultats des 13 premiers, il vit ses rêves de pactole s’envoler du fait d’un but marqué lors du dernier match, but entaché d’un hors-jeu flagrant non sifflé par l’arbitre.
Estimant que le résultat avait été ainsi faussé, il assigna le club et son joueur en dommages et intérêts en raison du gain manqué.
L’action était osée. Elle l’était en premier lieu vis-à-vis du joueur pris en position de hors-jeu. En effet, depuis un arrêt important du 25 février 2000 (dit Costedoat), la Cour de cassation protège tout salarié – y compris le sportif professionnel – en lui accordant une immunité totale dès lors qu’il agit dans les limites de sa fonction de sorte qu’il ne peut être personnellement mis en cause.
Or, il en est incontestablement ainsi s’agissant du footballeur en hors-jeu. À l’inverse, il en serait autrement du joueur qui, par exemple, à l’instar d’un Éric Cantona, ferait étalage de ses aptitudes en kickboxing au détriment d’un spectateur ou d’un autre joueur.
Osée, l’action l’était aussi en second lieu vis-à-vis du club sportif, puisque là encore les règles jurisprudentielles étaient assez claires. Classiquement, les juges n’acceptent d’engager la responsabilité d’un club sportif qu’au cas où l’un de ses joueurs a commis une faute caractérisée par une violation manifeste des règles du jeu ou des comportements contraires à l’éthique et à l’esprit du jeu. Ainsi, tout l’enjeu est de savoir si le hors-jeu constituait un fait ayant pour objet de porter sciemment atteinte à l’aléa inhérent au pari sportif.
Il n’est guère étonnant que l’action n’ait pas abouti, la Cour de cassation estimant qu’à supposer que le joueur ait été en position de hors-jeu, cette transgression de la règle sportive ne constituait pas un fait de nature à engager sa responsabilité ou celle de son club envers un parieur. L’affaire est toutefois intéressante, car elle permet de revenir sur deux principes fondamentaux gouvernant la relation entre la responsabilité civile du sportif et les règles du jeu.
Toute faute sportive n’est pas nécessairement une faute civile
Prenant en compte la spécificité de l’activité sportive, la Cour de cassation a depuis longtemps pris soin de dissocier la faute civile pouvant engager la responsabilité de son auteur et la faute sportive. Ainsi, toute faute sportive n’est pas automatiquement une faute civile, et à l’inverse le fait qu’une faute sportive n’ait pas été sanctionnée par l’arbitre, n’exonère pas nécessairement son auteur d’une action en responsabilité.
Cette dissociation se justifie parfaitement, du moins entre sportifs, car elle est avant tout réaliste. Il serait irréaliste d’exiger d’un bon sportif qu’il ne commette aucune faute technique. Ces erreurs font partie intégrante du sport. Dès lors, chaque sportif est susceptible, sans que cela puisse lui être reproché sur le plan civil, de commettre de telles fautes, et inversement chaque sportif est présumé accepter les risques inhérents aux fautes de jeu commises par d’autres sportifs.
Mais, bien évidemment, la théorie de l’acceptation des risques est inopposable aux tiers et notamment aux parieurs. D’où la nécessité de trouver un juste équilibre. À cette fin, et par touches successives, la jurisprudence a admis que si le sportif devait bénéficier d’une certaine protection quant aux conséquences des fautes techniques commises dans le cours du jeu, cette protection devait être écartée en cas de faute grave, déloyale caractérisant une violation délibérée ou particulièrement grave ayant mis en danger la sécurité des joueurs ou l’intégrité de la compétition.
Mais comment distinguer la faute de jeu, acceptable, et la faute contre le jeu, répréhensible sur le plan civil ? Qu’en est-il du hors-jeu ?
Toute faute sportive n’est pas nécessairement un acte sportif déloyal
Le hors-jeu est incontestablement une faute technique consistant en une violation des règles du jeu, et plus précisément de la loi n°11 du football telle que définie par l’International Football Association Board (IFAB). Constitue-t-elle pour autant une violation grave et délibérée des règles du jeu ?
Dans l’affaire du loto sportif, le parieur le soutenait, estimant que le joueur professionnel, et par ailleurs avant-centre international, avait nécessairement conscience de son positionnement de hors-jeu de sorte qu’il avait ainsi marqué délibérément un but de manière déloyale. La faute grossière, contre l’esprit du jeu, serait caractérisée ouvrant la porte à la responsabilité du club.
Pourtant, telle n’est pas la solution retenue par les juges. Avec sagesse, ceux-ci estiment que le comportement de tout sportif doit s’apprécier au regard de la spécificité de son sport et remis dans son contexte. Outre le fait que le hors-jeu lorsqu’il est sifflé par l’arbitre n’expose le joueur à aucune sanction individuelle, la sanction étant collective sous la forme d’un coup franc, il ne saurait être exigé d’un footballeur, se sentant en situation de hors-jeu, qu’il s’arrête de jouer au nom de la loyauté du sport alors même que l’arbitre n’a pas sifflé.
Au contraire, la rapidité qui caractérise les actions en matière de football, et l’instinct de l’attaquant – véritable renard des surfaces – qui, mû par un réflexe quasi pavlovien, se doit de tirer au but dès lors qu’il est en mesure de marquer, font obstacle à ce qu’une telle action soit considérée comme une faute civile de nature à justifier une action en responsabilité. En d’autres termes, la règle reste celle du pas vu, pas pris, pas de faute.
La morale de cette histoire est plutôt rassurante. À l’heure où le sport tend à être de plus en plus aseptisé, où toute action est désormais disséquée de manière chirurgicale par la vidéo, laisser encore une place à la glorieuse incertitude – fût-elle injuste – du sport est quelque part réjouissant !
Jean-François Riffard, Professeur de droit privé, Université Clermont Auvergne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.