Michel Albouy, Grenoble École de Management (GEM)
Comment et pourquoi les dirigeants des collectivités locales françaises (communes, métropoles, départements) ont souscrit à des emprunts « structurés » qui sont devenus toxiques ? Voilà la question qui taraude de nombreux observateurs de la vie publique locale. Une excellente recherche a été réalisée sur ce sujet par des chercheurs en finance de la Harvard Business School et d’HEC Paris : Christophe Pérignon et Boris Vallée (2015). Leur recherche relayée par The Conversation France montre que non seulement les élus savaient ce qu’ils faisaient – contrairement à ce qu’ils ont affirmés régulièrement – mais également que « plus les élus savaient, plus ils signaient ». Des conclusions édifiantes, tant sur le plan des conséquences sur les finances locales, mais également sur le comportement financier des décideurs non payeurs que sont les élus.
L’affaire des emprunts toxiques, dont le montant est évalué à 14 milliards d’euros, concerne quelque 1 500 collectivités ou organismes publics et a généré très nombreux contentieux initiés par des élus cherchant à faire annuler leurs dettes.
Les emprunts-toxiques, vus du terrain
À partir de notre expérience d’élu local de la métropole de Grenoble (2001-2008) et d’universitaire nous voudrions apporter un témoignage susceptible de conforter les travaux de Pérignon et Vallée, mais également d’apporter un éclairage un peu différent. En d’autres termes, il s’agit de compléter une étude économétrique sérieuse fondée sur 293 collectivités locales françaises par une étude clinique, que l’on pourrait apparenter à une recherche-action (le chercheur étant également partie prenante de la situation).
Ce faisant, nos conclusions sont légèrement plus nuancées, mais vont dans le même sens. Oui les banques ont poussé à la signature de ces emprunts structurés avec un excellent marketing ; oui certains élus devaient comprendre le montage financier vu leur formation ou leur capacité à mobiliser des conseils avisés ; oui certains élus de petites communes étaient ignorants ; oui tous y ont trouvé leur intérêt à court terme.
Par contre, tous ne pouvaient prévoir les évolutions des paramètres sur lesquels étaient construits leurs emprunts structurés, par exemple la parité euro/franc suisse. Ils se sont tous engagés dans des opérations qu’ils considéraient sans risque alors que, bien évidemment, ils mettaient en risque les finances de leurs collectivités. Ils étaient en fait ignorants malgré eux, mais la souscription à de tels emprunts leur procurait quelques avantages comme nous allons le voir.
Depuis le premier acte de la loi de décentralisation en 1982, les élus locaux disposent d’une grande liberté pour contracter des emprunts sous réserve naturellement d’un vote favorable de leurs conseils ; ce qu’ils obtiennent de fait facilement vu le peu d’intérêt porté par les élus de base (non exécutifs) aux questions financières dès lors qu’elles deviennent techniques comme la souscription d’emprunts nouveaux.
En 2012, le montant des emprunts structurés, devenus toxiques par la suite, s’élevait à 14 milliards d’euros. Ces emprunts ne doivent pas être confondus avec des crédits à taux variables indexés sur l’Euribor par exemple. Il s’agit de crédits combinés avec l’équivalent d’un droit d’acheter ou de vendre un titre financier (comme une action, une obligation ou un contrat sur des matières premières). In fine, le taux d’intérêt du crédit va dépendre de l’évolution de différentes variables économiques comme la parité Euro/Franc suisse où de tout autre indicateur. Prenons deux exemples pour illustrer notre propos : celui de la Métropole de Grenoble et celui de deux petites communes de cette agglomération.
1. Le cas de la Métropole de Grenoble
En 2006, la « Métro » a eu un besoin important de financement pour payer les travaux du Stade des Alpes. Madame Geneviève Fioraso, première vice-présidente chargée des finances, a alors proposé au vote le droit de souscrire des emprunts pour un montant total de 120 millions d’euros, dont 40 auprès de la banque Dexia qui se sont révélés toxiques. Pour expliquer ce montage, la vice-présidente a déclaré en séance du conseil de Métro le 24 novembre 2006 :
On bénéficie de taux bien plus avantageux si l’on négocie une somme globale. Oui, le taux est beaucoup plus intéressant, cela ne veut pas dire que l’on dépense tout
La droite et les élus écologistes ont été les seuls à voter contre sans emporter l’adhésion des autres élus qui ont suivi la proposition soutenue par le Président de la Métro, Didier Migaud, devenu depuis président de la Cour des comptes (un élu plutôt donc bien informé en matière de finances).
Les emprunts Dexia qui ont été finalement souscrits pour 25 millions étaient indexés sur un taux de change euro/franc suisse ; en contrepartie de ce risque jugé inexistant par la banque, le taux était un peu inférieur à celui d’un emprunt à taux fixe. À l’époque personne ne pensait que la monnaie européenne, jugée trop forte, pouvait baisser. Il était de bon ton de réclamer alors un euro moins fort, notamment face au dollar pour faciliter nos exportations.
Prenons l’exemple de l’emprunt de la Métro dont la formule de l’évolution des taux est la suivante :
Taux fixe = 4,34 % ; si le taux de change CHF/EUR > 1,45
Taux variable si le taux de change CHF/EUR < 1,45 ; dans ce cas :
Taux = 6,14 % + 65 %* (1,45/CH/EUR – 1)
Par exemple, si la parité CHF/EUR = 1,10, alors le nouveau taux d’intérêt est égal à : 26,82 %
Taux = 6,14 % + 20,68 % = 26,82 %
Un taux d’intérêt particulièrement élevé, surtout si on le compare aux taux actuels voisins de zéro.
Jusqu’en 2010, le seuil de déclenchement fixé à 1,45 du rapport de change CHF/EUR n’était pas atteint et tout allait pour le mieux. Mais par la suite tout s’est dégradé quand la parité CHF/EUR est passée sous cette barre entraînant une remontée brutale des taux d’intérêts.
Le graphique ci-dessous montre l’évolution, jugée improbable par les décideurs et leurs conseillers, de la parité entre l’euro et le franc suisse. D’une parité de 1,65 au plus haut on est tombé à 1,20 et puis à 1,05 après la décision de la Banque centrale suisse de laisser flotter sa devise. Aujourd’hui (12/04/2016) la parité est de 1,09 franc suisse pour un euro.
Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est d’observer que les élus décideurs avaient, comme le relèvent Pérignon et Vallée, un haut niveau d’études et de compétences financières, notamment le président de la Métro de Grenoble, devenu depuis président de la Cour des comptes. Oui, mais à leur décharge, comprendre une formule de révision de taux d’intérêt ne signifie pas que ces élus avaient la capacité d’anticiper l’évolution de la parité euro/franc suisse. En fait, personne n’a cette capacité d’anticipation ; même pas les meilleurs traders.
Par contre, ils auraient dû être conscients que l’opération n’était pas sans risque. Ils étaient donc en partie ignorants des enseignements de la théorie financière. Mais, leur choix de recourir à de tels emprunts n’était pas dénué de tout calcul.
À l’époque, la Métro de Grenoble avait très peu de marges de manœuvres financières compte tenu de ses projets d’investissement et son épargne nette (différence entre l’autofinancement et le remboursement du capital de la dette) était très faible, voire proche de zéro (les élus écolos parlaient alors de « nano épargne » !).
Or, il faut savoir que les collectivités locales n’ont pas le droit de présenter et voter un budget avec une épargne nette négative. Cette « règle d’or » est motivée par la volonté du législateur de limiter l’endettement des collectivités locales en faisant en sorte que la part du capital à rembourser sur les anciennes dettes soit financée par l’excédent de fonctionnements de la collectivité ; une règle de prudence simple et de bonne gestion financière.
Au passage, avec une telle règle, l’État français serait beaucoup moins endetté qu’il n’est aujourd’hui. En souscrivant à des emprunts dont les taux d’intérêt étaient plus faibles que ceux à taux fixes, la Métro améliorait ainsi ses ratios de gestion et préservait son épargne nette ; tout au moins à court terme. On a vu ce qu’il en est advenu avec la baisse de l’euro face au franc suisse. Mais, pour un élu – et cela quelle que soit sa couleur – l’important c’est de passer l’épreuve annuelle du budget et de ne pas compromettre ses chances de réélection, d’où le petit calcul à court terme sur les gains putatifs de l’emprunt structuré.
2. Les cas différents de deux petites communes, Seyssins et Sassenage
Deux petites communes de l’agglomération grenobloise ont fait les frais des emprunts structurés vendus par Dexia et illustrent la problématique de cet article. Il s’agit de la commune de Sassenage (11 000 habitants environ) et de celle de Seyssins (7 000 habitants environ). À noter que ces deux communes ne sont pas du même bord politique.
À l’époque le maire de Seyssins n’est autre que Didier Migaud, également président de la Métro. Au budget 2014, le capital restant dû au 1er janvier était de 4 millions d’euros, dont 2,5 d’emprunts toxiques. L’indexation portait également sur la parité Euros/Franc suisse. Aujourd’hui les finances de cette commune sont bien plombées par cet emprunt qui pèse très lourd.
Interrogés sur les raisons de ce choix de financement à l’époque, les élus déclarent que le maire était considéré (à juste titre) comme un expert en finance et que « c’était la mode de faire de l’innovation financière ». On n’en saura pas plus. Comme pour la Métro on peut penser que le décideur comprenait ce qu’il signait et les avantages que sa commune en retirait, mais qu’il ne pouvait anticiper l’évolution des taux de change futurs. Certes, mais alors, pourquoi signer ?
Le cas de la commune de Sassenage est similaire, sauf que son maire ne peut être considéré comme un expert financier. En 2008, cette commune contracte un emprunt de 4,2 millions d’euros, indexé lui aussi sur la parité Euro/Franc suisse, auprès de Dexia. Avec la chute de l’euro, le taux de 4,9 % est passé en deux ans à 13 %. En 2014, le montant des intérêts s’élevait à 650 000 euros et pourrait atteindre 900 000 euros aujourd’hui.
Pour casser le contrat, le maire aurait dû rembourser les 4,2 millions d’euros et payer près de 10 millions d’euros de pénalité de remboursement anticipé. Il a préféré aller devant la justice et pour le moment il a suspendu le paiement des intérêts, mais doit les provisionner dans son budget. Pour sa défense, il invoque « la tromperie » de la banque qui vendait son produit comme étant sans risque car justement lié au franc suisse ! La banque estime que le contrat était très clair et que personne n’était obligé de signer.
Mais pourquoi avoir signé ? Le maire explique que dans la situation budgétaire dans laquelle il se trouvait, les propositions de la banque étaient intéressantes et qu’il n’avait aucune raison de ne pas faire confiance. Le maire était-il vraiment au courant des risques financiers qu’il faisait courir à sa commune ? On peut en douter. Mais pourquoi ne pas avoir pris davantage de conseils ? Excès de confiance ? Incapacité à imaginer des scénarios catastrophes ? Ici encore on retrouve l’ignorance des risques pris et les petits calculs budgétaires à court terme.
L’avenir dira ce qu’il adviendra des prêts toxiques consentis à près de 1 500 collectivités locales. Vu les montants en jeux il sera vraisemblablement difficile d’effacer la totalité de ces dettes au risque de fragiliser un peu plus le secteur bancaire. Mais, cela est une autre histoire. En attendant, de nombreux contribuables vont devoir faire les frais des décisions malheureuses de leurs élus. En fin de compte, on peut s’interroger sur l’excès de marges de manœuvres laissées aux responsables des collectivités locales – pas toujours compétents, mais souvent intéressés – et si d’une certaine façon la gouvernance de nos collectivités ne devrait pas être revue ?
Michel Albouy, Professeur senior de finance, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.