Maxime Fulconis, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités et Catherine Kikuchi, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
« Dieu aurait pu faire tous les hommes riches, mais il voulut qu’il y ait des pauvres en ce monde, afin que les riches aient une occasion de racheter leurs péchés »
(Vie de saint Éloi)
Depuis quelques mois, le thème de l’assistanat occupe une place considérable dans le débat public. Les propos de plusieurs personnalités politiques tendent à opposer de manière de plus en plus marquée des personnes considérées comme méritantes et les « fainéants », les « assistés ». Ce discours rejoue en réalité un très ancien débat médiéval, celui du « bon pauvre » et du « mauvais pauvre ».
Quand le « bon pauvre » commence à être montré du doigt
Les années 1980 ont vu la multiplication d’associations visant à venir en aide à des personnes dans le besoin. Pour n’en citer que deux, Emmaüs et les Restos du Cœur ont connu un grand succès, lié à la personnalité de leurs fondateurs. Le pauvre est alors vu comme un malheureux qu’il est bon et nécessaire d’aider.
La tendance s’est aujourd’hui violemment inversée. Plus encore que les discours dénonçant les « assistés », on a pu voir se multiplier dans les villes du mobilier urbain anti-SDF, ces installations ayant pour vocation de rendre inconfortable l’occupation prolongée d’un espace public : boulons et pieux sur les marches et rebords de fenêtres ou remplacement des bancs par des sièges individuels. Et lorsque les pauvres sont des migrants d’origine étrangère, la répression peut prendre des formes plus violentes.
Pourquoi un tel changement ? Peut-être faut-il revenir au XIIIe siècle pour comprendre comment la figure du pauvre peut renvoyer à des imaginaires complètement différents.
Aider le pauvre
Avant le milieu du XIVᵉ siècle, le pauvre est vu non seulement comme un malheureux, victime de la dureté du temps, mais également comme une image du Christ. Jésus ayant dit « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez », aider le pauvre est vu par les chrétiens comme un moyen de faire son salut. C’est ce que l’on appelle une œuvre de miséricorde.
La pauvreté et l’acte d’assistance sont ainsi sublimés. L’image que le Moyen Âge magnifie est celle du légionnaire Martin qui, pris de pitié devant un pauvre transi de froid, lui fit don de la moitié de sa cape.
Évêque du IXe siècle, Hincmar de Reims réfléchit à la définition de la pauvreté, qu’il ne limite pas à l’indigence matérielle. Pour lui, la pauvreté vient aussi de toutes les faiblesses qu’un autre peut exploiter pour commettre à son avantage un acte injuste. Prédécesseur de Pierre Bourdieu, Hincmar distingue déjà en cela le capital matériel, le capital social et le capital culturel. C’est à toutes ces injustices que la charité doit remédier pour corriger les inégalités sociales en redistribuant les richesses par l’aumône. Redistribuer les biens est d’autant plus important que la notion même de propriété est relativisée par les penseurs chrétiens : pour Basile de Césarée comme pour Thomas d’Aquin, l’homme n’est que le gérant de ce qu’il détient. À ce titre, les biens et revenus de l’Église, par essence « publics », sont avant tout destinés à corriger les inégalités sociales, à défaut de pouvoir les supprimer. D’une certaine manière, les médiévaux ont mené des réflexions qui ne sont pas sans évoquer les débats contemporains autour de l’assistance sociale ou du revenu universel.
En conséquence, une partie des revenus de l’Église sont structurellement dévolus à l’aide des pauvres. Les évêques leur redistribuent un quart de leurs revenus, les prêtres de paroisse, un tiers ; cette proportion est variable pour les monastères. Mais ils ne peuvent aider qu’un nombre fixe de pauvres, qui sont inscrits sur des listes rigoureusement tenues, les matricules. En véritables assistants sociaux, ces clercs choisissent avec soin les pauvres qui ont droit d’être aidés. S’ils aident tout au long de leur vie les malades, les vieillards et les estropiés qui ne peuvent travailler, ils n’aident que temporairement ceux qu’un malheur a jetés dans la rue, le temps pour eux de se refaire une situation. En contrepartie, ces pauvres rendent de menus services à l’église.
Mais la croissance démographique que connaît l’Occident entre le IXe et le XIVe siècle rend les matricules et les revenus des clercs insuffisants. Et comme dans les années qui suivirent les deux crises pétrolières de 1973 et 1979, la générosité des particuliers vient pallier les manques les plus flagrants d’une aide plus structurellement organisée. En effet, les laïcs sont alors de plus en plus sensibilisés à la question de l’aide aux pauvres, car les ermites et prédicateurs leur tiennent des propos de plus en plus directs sur le caractère intolérable de la pauvreté. À compter du IXe siècle et en particulier après le XIe siècle se multiplient les hôpitaux ou xenodochia (littéralement, refuge pour étrangers). Ces établissements qui logent et nourrissent pauvres et malades ne sont plus liés aux revenus réguliers du clergé, mais au patrimoine qu’un riche fondateur leur a légué, ainsi qu’aux dons plus modestes mais réguliers de bienfaiteurs.
La figure christique du « bon pauvre » est encore vivace, mais on distingue les indigents invalides des valides. Ceux-ci, chômeurs volontaires ou non, sont considérés comme oisifs et dénoncés. Face à la multiplication des pauvres, la société hésite d’un côté entre pitié et assistance et, de l’autre, entre dénonciation et répression.
Pauvres et gueux : des présences gênantes et inquiétantes
Cependant à compter du XIVe siècle, le nombre de pauvres augmente drastiquement en rapport avec la multiplication des crises économiques et sanitaires. La plus importante est la Peste noire de 1348. Mais avant même cet évènement, l’Occident connaît un « retour de la faim », dû à une multiplication de mauvaises récoltes et aux difficultés à nourrir avec des terres limitées une population en croissance. Cette situation pousse de nombreuses personnes sur les routes. Les paysans quittent leurs terres pour se tourner vers la ville et viennent grossir le flux des migrants, des bras à vendre. Mendiants et vagabonds se multiplient : une situation que les siècles précédents n’avaient pas connue.
Le pauvre tend à devenir une figure indésirable à mesure que le nombre de nécessiteux augmente. Les pauvres qu’on aide sont ceux que l’on connaît, ceux de la ville que les confréries ou les hôpitaux assistent. Mais le problème réside surtout pour ceux qui sont en marge des institutions, parce qu’ils sont mobiles. Au pauvre christique des siècles précédents se substitue la figure du « mauvais pauvre », du vagabond parasite et dangereux. Il est vrai que les pauvres, lorsqu’ils sont nombreux et parce qu’ils ont peu à y perdre, sont prompts à exprimer par le soulèvement leur mécontentement.
Sébastient Brant écrit en 1494 La Nef des fous, un ouvrage très pessimiste où il décrit la société comme un navire qui, en raison des dérèglements de la société, se dirige inexorablement vers le naufrage. Un ouvrage qui n’est pas sans rappeler Le suicide français et qui montre combien cet imaginaire de la société en déclin et à la dérive est ancien. Parmi les maux de sa société, Brant dénonce avec acidité et ironie les « mauvais pauvres » et les assistés de tout bois :
« Certains se font mendiants à l’âge où, jeune et fort, et en pleine santé on pourrait travailler : pourquoi se fatiguer […] Tous les faux estropiés et gibier de potence qui rôdent dans les foires lui font joyeuse escorte. […] L’autre pendant le jour traîne sur des béquilles, mais quand il se voit seul, il trotte allégrement. »
(La nef des fous, Sébastien Brant)
Parallèlement, les villes prennent régulièrement la décision de chasser les pauvres qui y résident. Mis sur la route, ces malheureux errent de bourg en bourg comme aujourd’hui les migrants vivant au rythme des démantèlements de camps et de bidonvilles. Parallèlement, les particuliers n’installent pas de pieux anti-SDF, mais des groupes de voisins prennent l’habitude de fermer par des chaînes gardées les ruelles, pour éviter que des « étrangers » n’y pénètrent.
Les pauvres sont « bons » et dignes de compassion lorsqu’ils ne sont pas trop nombreux et que l’économie de la société se porte suffisamment bien pour pouvoir les assister. L’opération semble alors d’un bon rapport : il est alors facile de se donner bonne conscience, et la solidarité peut être mise en scène publiquement à peu de frais.
En revanche, les crises économiques entraînent une multiplication du nombre de pauvres, qu’il devient difficile d’aider. Leur présence dans le paysage quotidien renforce en outre l’impression d’incertitude et de danger économique initialement diffus et immatériel.
Tous ceux qui, encore capables de subvenir à leurs besoins mais menacés de tomber dans la précarité se voient rappeler ce risque en croisant les pauvres dans les rues. La vision du pauvre devient alors plus difficile à supporter et on cherche à les chasser de sa vue. Parallèlement, on construit le discours du « mauvais pauvre », responsable de son destin. Ce qui permet de se dédouaner de la responsabilité de l’aide et de l’assistance et évite les conflits de moralité au moment de les expulser de la ville.
Maxime Fulconis, Doctorant à l’Université Paris-Sorbonne, (Ecole Doctorale Mondes Ancien et Médiévaux) , Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités et Catherine Kikuchi, ATER à l’Université de Versailles Saint Quentin, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.