Patrick Waelbroeck, Institut Mines-Télécom (IMT)
Une crypto-monnaie telle que le bitcoin n’a de valeur que si elle est considérée comme une monnaie par l’ensemble des participants au système monétaire. Elle nécessite donc d’être rare, au sens où elle ne peut pas être facilement copiée (problème équivalent à celui des faux billets, pour les monnaies traditionnelles).
Cette propriété est satisfaite par le réseau Bitcoin, qui garantit l’absence de double dépense. En plus de cette valeur liée à l’acceptation, le bitcoin a de la valeur au travers différents mécanismes économiques liés à l’analyse de l’offre et de la demande de bitcoin_s_.
L’offre de bitcoins
L’émission de monnaie sur le marché primaire
La création de bitcoins est déterminée par un processus de minage. Chaque bloc miné génère des bitcoins. Il est prévu que le montant par block miné soit divisé par 2 tous les 210 000 blocs pour arriver à un total de bitcoin_s_ en circulation (hormis ceux perdus) de 21 millions. Cette règle monétaire est contrôlée par un protocole modifiable par le consortium Bitcoin Foundation, comme nous le verrons plus loin. La règle monétaire peut donc être modifiée pour répondre à des conditions de marché fluctuantes, au risque d’un hard fork.
L’électricité représente la principale composante (plus de 90 % selon les estimations en vigueur) du coût total d’une ferme de minage. En 2015, Böhme et coll. (2015) évaluaient la consommation du réseau _bitcoin _à plus de 173 mégawatts d’électricité de manière continue. Cela représentait environ 20 % de la production d’une centrale nucléaire et un montant de 178 millions de dollars annuellement (au prix de l’électricité résidentielle aux États-Unis). Ce montant peut paraître important, mais Pierre Noizat estime que ce n’est pas plus que le coût annuel en électricité d’un réseau de DAB (distributeurs automatiques de billets) mondial, évalué à 400 mégawatts. Si l’on inclut le coût de fabrication et de mises en circulation de la monnaie et des cartes de paiement bancaire, le coût électricité du réseau Bitcoin est à relativiser.
Cependant, ce coût peut être amené à grimper de manière significative au fur et à mesure que le réseau se développe. Il existe en effet une externalité négative de minage : chaque mineur, lorsqu’il investit dans du nouveau matériel, augmente son revenu marginal, mais il augmente aussi le coût global du minage, car la difficulté augmente avec le nombre des mineurs et avec leurs capacités de calcul (hash-power).
Ainsi, pour le réseau bitcoin, la difficulté du problème de cryptographie à résoudre validé par un consensus de proof-of-work augmente avec le hash-power global du réseau. Il y a donc un risque de surinvestissement dans la capacité de minage, car les mineurs individuels ne prennent pas en compte l’effet négatif sur l’ensemble du réseau.
Il est important de souligner qu’augmenter la difficulté du minage réduit les incitations à miner et augmente le temps de vérification, et donc l’efficacité même de la blockchain. Ce mécanisme rappelle la tragédie des communs où des ressources partagées (ici la hash-power) dépérissent et ne sont entretenues que par une poignée de fermes et de pools, annulant de ce fait le principe même de la blockchain publique, qui se veut décentralisée.
Il y a donc un risque que les capacités de minage soient fortement concentrées entre les mains d’un petit nombre d’acteurs, rendant caduc le principe même de la blockchain. Cette tendance est déjà perceptible aujourd’hui.
Au final, l’offre de bitcoins et donc la création monétaire sur le marché primaire dépend du coût de l’électricité et de la difficulté associée au processus de minage ainsi que des règles de gouvernance portant sur le montant de Bitcoin généré par bloc miné.
La valeur du bitcoin sur le marché secondaire
Le bitcoin peut également être acheté et vendu sur une plateforme d’échanges. La valeur du bitcoin est alors plus proche de celle d’un investissement financier dont les acteurs anticipent les perspectives de gains et des facteurs pouvant entraîner une appréciation du bitcoin.
La demande de bitcoins
La demande de crypto-monnaie est issue de plusieurs préoccupations des utilisateurs que nous détaillons ci-dessous en commençant par les facteurs positifs et en terminant par les risques.
Financial privacy
Les gouvernements limitent de plus en plus l’utilisation des espèces pour afficher leur lutte contre le blanchiment d’argent et le développement des marchés au noir. Le cash est le seul moyen de paiement 100 % anonyme. Le bitcoin et les autres crypto-monnaies arrivent en deuxième position. En effet, le système de pseudonymat utilisé par le protocole bitcoin permet de masquer l’identité des personnes effectuant des transactions. Par ailleurs, certaines cryptomonnaies, comme le Zcash, vont plus loin et masquent toutes les méta-données d’une transaction.
Pourquoi utiliser un moyen de paiement anonyme ? Il existe de nombreuses raisons.
Premièrement, l’utilisation d’un moyen de paiement permet d’éviter de laisser des traces qui peuvent être utilisées à des fins de surveillance par l’État, les employeurs et certaines entreprises (en particulier les banques et les compagnies d’assurance). Ainsi, les entreprises et les banques pratiquent des stratégies de discrimination par les prix qui peuvent parfois se retourner contre les consommateurs. Laisser des traces par le paiement peut également pousser les entreprises à solliciter davantage les clients sur des nouvelles offres commerciales et la diffusion de publicités ciblées qui peuvent être considérées comme des nuisances par certains.
Deuxièmement, payer avec un moyen de paiement anonyme limite également la sousveillance (ou surveillance inverse) par les proches. Ce sera le cas pour un paiement effectué à partir d’un compte commun.
Troisièmement, le paiement sous pseudonyme permet également de préserver le secret des affaires.
Quatrièmement, tout comme le respect de la vie privée, l’anonymat de certaines transactions (par exemple produits de santé ou consultations à l’hôpital) permet de soutenir une confiance dans la société et a donc une valeur économique. Le bitcoin, en permettant le pseudonymat, génère donc de la valeur par ces différents biais.
Le bitcoin fonctionne en périodes de crise et permet donc d’éviter le contrôle des capitaux
Le bitcoin est apparu juste après la crise financière de 2008. Cette période a témoigné du pouvoir des gouvernements et des banques centrales en matière de contrôle des retraits d’espèces et du capital en circulation. Il n’existe que très peu de moyens d’échapper à ces deux contraintes institutionnelles. Le bitcoin en est un. En effet, même si les retraits d’espèces sont interdits, les possesseurs de bitcoins peuvent toujours payer en utilisant leur clé privée.
Le bitcoin permet de discipliner les gouvernements
Le bitcoin (il en va de même pour les autres crypto-monnaies) peut être considéré comme une monnaie alternative non contrôlée par une banque centrale. Certains économistes, comme F. Hayek, considèrent que ces monnaies alternatives qui concurrencent la monnaie officielle permettent de discipliner les gouvernements qui seraient tentés de financer leur dette par l’inflation. Dans ce cas de figure, les consommateurs et les investisseurs se détourneraient de la monnaie officielle pour acheter la monnaie alternative et créeraient ainsi une pression déflationniste sur la monnaie officielle.
Externalités de réseau liées à la sécurité
Le niveau de sécurité augmente avec le nombre des nœuds du réseau, car il faut d’autant plus de puissance de calcul pour compromettre la sécurité de la blockchain (à travers une attaque 51 %, double spending ou denial of service (DOS). Par ailleurs, une attaque DOS est d’autant plus difficile à mener qu’il est difficile de deviner qui en est le bénéficiaire. Il existe donc des externalités de réseaux positives : la valeur du bitcoin augmente avec le nombre des nœuds participant au réseau.
Externalités de réseau indirectes liées au moyen de paiement
Le bitcoin est un moyen de paiement, au même titre que les espèces, les cartes bancaires ou les cartes Visa/Mastercard/American Express. Le bitcoin peut donc être appréhendé par la théorie des marchés à plusieurs versants qui modélise des situations dans lesquelles deux groupes d’agents économiques bénéficient d’externalités croisées positives. En effet, quand un consommateur choisit un moyen de paiement, il sera d’autant plus satisfait que ce dernier est accepté par le commerçant avec lequel il effectue une transaction. À l’inverse, pour un marchand, il est d’autant plus intéressant de proposer un moyen de paiement qu’il y a de clients qui le possèdent. Dès lors, la dynamique des marchés à plusieurs versants se traduit par des cycles vertueux qui peuvent connaître une phase d’amorce lente suivie d’une phase de déploiement très rapide. Si le bitcoin devait connaître une telle phase, sa valeur entrerait dans une phase d’accélération.
Les risques
Parmi les facteurs réduisant la demande de bitcoins, les risques liés à la réglementation et à la régulation ressortent tout particulièrement. D’une part, un État pourrait demander à ce que soient déclarées les plus-values générées par l’achat et la vente de bitcoins. Par ailleurs, les bitcoins peuvent être utilisés dans des secteurs réglementés (comme l’assurance ou la banque) et leur utilisation pourrait de ce fait également être réglementée. Enfin, il existe toujours le risque de perdre les données du disque dur sur lequel la clé privée est stockée, et donc de perdre les bitcoins associés, ou encore qu’un État impose son accès aux clés privées pour une question de sécurité.
Cependant, le risque le plus important concerne la gouvernance du réseau Bitcoin.
En effet, en cas de désaccord sur l’évolution du protocole de communication, le réseau risque de se diviser en plusieurs réseaux (hard fork) avec des monnaies incompatibles entre elles. La question la plus importante est liée au choix de la règle de consensus pour la validation de nouveaux blocs. Il faut parvenir à un consensus sur le consensus, ce que la technologie seule ne semble pas pouvoir fournir.
Conclusion
La valeur économique du bitcoin dépend de nombreux facteurs économiques positifs qui peuvent amener la crypto-monnaie vers une phase de croissance soutenue qui justifierait l’envolée de son cours sur les marchés d’échange actuellement. Cependant les risques associés à la gouvernance du réseau ne doivent pas être négligés car la confiance dans cette nouvelle monnaie en dépend.
Patrick Waelbroeck, Professeur d’économie à Télécom ParisTech, Institut Mines-Télécom (IMT)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.