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Quelle lumière après « le crépuscule de la France d’en haut » ?

Claude Poissenot, Université de Lorraine

livreL’analyse est déstabilisante, la charge est forte. Le dernier essai de Christophe Guilluy (« Le crépuscule de la France d’en haut ») ne saurait laisser son lecteur indifférent. Ne pas le mettre en débat reviendrait à faire comme si notre société se portait bien là où il est justement question d’un malaise profond qui unit les catégories dominantes et la France périphérique.

Porter la parole de la France d’en bas

Rappelons la thèse centrale du livre : la mondialisation conduit à fragiliser les catégories populaires en les mettant en concurrence avec celles des nouveaux pays industrialisés. La pression migratoire maintient en France une main d’œuvre à bas coût dans les métropoles qui relègue les catégories populaires à la périphérie des métropoles. La gentrification et les stratégies scolaires des classes supérieures affaiblissent les possibilités de promotion réelle des catégories populaires.

À ces phénomènes structurels s’ajoute un discours dominant qui promeut le multiculturalisme et l’ouverture aux autres. Selon Christophe Guilluy, cette idéologie est entretenue par une classe intellectuelle et médiatique qui a les moyens économiques et met en place des contournements de la carte scolaire permettant d’échapper à la mixité sociale qu’elle promeut.

Le géographe Christophe Guilluy sur Arte, le 6octobre 2016.

Face à la relégation qu’elle subit, la France périphérique – c’est-à-dire celle qui est à l’écart des 15 métropoles et rassemble 60 % de la population – ne se réduit pas au « repli » qu’on lui prête. Reprenant la notion de « marronnage » qui désigne l’affranchissement de certains esclaves noirs de leurs maîtres blancs, l’auteur identifie un comportement de séparatisme des catégories populaires : abstention massive et vote extrême, défiance à l’égard des médias, émergence de solidarités à l’échelon local et tentative de construction d’un univers culturel protecteur.

Cette analyse déstabilise car elle pointe la distorsion entre représentations et structures sociales. La générosité des discours sur l’ouverture aux autres (accueil des migrants, mixité sociale, etc.) ne serait qu’un bel emballage d’une entreprise de relégation des catégories populaires. La puissance des mécanismes à l’œuvre tend à rendre imperceptible et dérisoire l’action individuelle quand bien même elle s’inscrirait à rebours. Dans notre monde attaché à la valeur d’égalité, l’ampleur des inégalités mises à jour contrarie le sens commun.

Comment se raconter ?

Face à cette impression douce-amère, on pourrait engager un exercice pour mettre en question la méthodologie mise en œuvre. Quelle est l’unité de la « France périphérique » du point de vue statistique ? La critique que l’auteur fait des découpages de l’Insee peut aussi être contestée. Si Christophe Guilluy parle souvent des catégories populaires, il lui arrive aussi d’utiliser la notion de « société populaire » (p. 79), comme si elle n’était pas composite et traversée de clivages selon le bassin d’emplois, les générations, les origines culturelles, etc. Mais toutes ces remarques un peu formelles manqueraient des questions qui méritent d’être soulevées et débattues.

Le livre balaie vigoureusement la manière dont notre société se raconte. « L’entre-soi médiatique et culturel est la condition de la survie du système » (p. 65). Il s’agirait de nous donner à voir un monde d’ouverture où tout serait possible alors qu’il s’agirait seulement d’« accompagner en douceur » (p. 91) le « plus grand plan social de l’histoire, celui des classes populaires » (p. 87). Que ce soit par les discours politiques ou les programmes médiatiques, nous serions plongés dans un bain de « représentations sociales et territoriales erronées de la société française » (p. 91).

En cela, l’auteur inscrit ses pas dans ceux de Marx et Engels, auteurs de la fameuse formule dans L’Idéologie allemande : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. » Et de façon subtile, la contestation partielle du système économique fait partie des moyens de sa survie.

Mais ces discours ne remplissent-ils pas une fonction, globalement réussie pour l’instant, de nous faire tenir ensemble ? Pourrions-nous coexister dans nos différences de classes et d’intérêts sans une superstructure idéologique qui nous rassemble ? La violence des intérêts contradictoires dans leur brutalité ne saurait assurer une vie sociale apaisée. Ils ne sauraient tenir lieu de discours donnant à chacun le sentiment d’appartenir à une société. Et s’il faut changer les discours de notre société sur elle-même, quel discours produire pour remplir cette fonction ?

Une vision partagée de l’ouverture

Si on s’intéresse aux catégories populaires, sont-elles seulement les victimes des processus de mondialisation et gentrification ? Bien sûr, leur pouvoir d’achat bénéficie des biens produits par ceux qui les concurrencent par ailleurs dans les pays à plus faible coût de main-d’œuvre. Mais, plus profondément, n’adhèrent-elles pas, elles aussi, à des valeurs d’ouverture ?

Après l’attaque contre Charlie Hebdo, des manifestations ont eu lieu dans toute la France.
Photgraphix/Flickr, CC BY

Effectivement, « Je suis Charlie » a reçu moins de succès dans certains quartiers populaires des métropoles, mais les manifestations ont été nombreuses, y compris dans les petites villes de la France périphérique : 5 000 personnes à Laval comme à Bar-le-Duc et Argenton-sur-Creuse, 4 000 à Vire comme à Montceau-les-Mines, Chaumont ou Épinal. Certes, ces manifestants ne défendaient pas le détail ni la totalité de la production de Charlie Hebdo, mais au moins ont-ils voulu soutenir la possibilité d’un discours libre et ouvert.

Dans un registre plus personnel, l’« ouverture » à propos du couple n’est pas l’apanage des catégories dominantes des métropoles. La tendance au divorce se distribue de manière générale sur tout le territoire national. L’enfermement définitif dans le mariage n’est plus d’actualité, y compris dans la France périphérique. De même, le succès de la voiture ou des smartphones repose sur la valeur de mobilité et l’aspiration à une existence (relativement) autonome.

La relégation des classes populaires se traduit moins par une réaction collective de révolte que par un retrait individuel. C’est surtout en votant avec leurs pieds (par l’abstention) qu’elles expriment leur séparatisme par rapport au jeu politique. Cette réaction n’est-elle pas le produit d’une adhésion (même partielle) à une vision de l’individu autonome, responsable de ses choix ? Ils transforment les inégalités sociales en destin personnel dont ils supportent une part de responsabilité du fait de comportements individuels (travail scolaire, orientation, etc.). On peut, bien sûr, voir là le signe du succès de l’idéologie dominante dans son appropriation par les dominés, mais le paradoxe mérite d’être pointé.

L’énigme des migrations

Enfin, Christophe Guilluy explique que ceux qui prônent l’ouverture, y compris l’accueil des migrants, ne sont pas ceux qui seront les premiers à y être confrontés. En cela, il remet en question une éventuelle politique d’accueil des réfugiés. S’il faut entendre cette réserve, ne faut-il pas non plus prendre acte de la pression migratoire qui conduit tant de personnes à prendre de tels risques pour rejoindre l’Europe, son niveau de vie et les libertés qu’elle offre ? Comment concilier le souhait des milieux populaires de ne pas devenir minoritaires dans leur « village » et la nécessité humanitaire de tendre la main à ceux qui se reconnaissent dans les valeurs que notre monde porte ?

Dans la « Jungle » de Calais, en janvier 2016.
malachybrowne/Flickr, CC BY

Il serait malvenu de faire de Christophe Guilluy le responsable des maux qu’il a le mérite de relever. Le Front national n’a pas besoin de lui pour prospérer et il semble plus utile de prendre acte des constats qu’il dresse. En cela, il participe à la nécessaire mise en débat de notre monde à côté d’autres dont Jean-Claude Kaufmann (Identités, la bombe à retardement), Serge Paugam (Vivre ensemble dans un monde incertain) ou tout récemment François Dubet (Ce qui nous unit).

Toutes ces analyses pourraient contribuer à l’écriture d’un récit renouvelé et en prise avec la réalité dont notre société a tant besoin.

The Conversation

Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l’IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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