Arnaud Mercier, Université Paris II Panthéon-Assas
L’élection à la présidence de la République d’Emmanuel Macron est un incroyable succès pour un candidat au parcours aussi atypique : création ex nihilo d’un mouvement qui ne se veut pas un parti politique un an avant l’élection ; inexpérience électorale du candidat qui n’a jamais concouru au moindre scrutin ; fragilité redoublée par son « jeune » âge alors qu’on s’emploie à dire depuis les débuts de la Ve République que la Présidence nécessite de passer la cinquantaine en ayant cumulé mandats et expériences ; volonté de dépasser les clivages habituels et les forces politiques instituées se faisant ainsi de solides ennemis de tous côtés.
Malgré ces sérieux obstacles, il a réussi, en arrivant à tourner en atouts ses handicaps. Mais cette élection reste le résultat d’une conjoncture électorale plus que singulière, avec pour adversaire une candidate d’extrême droite qui fait toujours peur à une majorité de Français et qui s’est autodissoute lors de sa calamiteuse et choquante prestation télévisée de ce qu’on peine à appeler un « débat » de second tour tant elle a profané les règles du débat démocratique. Si le « vote républicain » a joué en faveur d’Emmanuel Macron, le soutien du vote populaire reste très modéré. Cela augure une difficile bataille législative pour obtenir la majorité qu’il désire pour conduire ses réformes.
Revenons donc sur les facteurs explicatifs du succès d’Emmanuel Macron, avant de regarder l’état des rapports de forces électoraux et en tirer quelques conclusions sur son « mois utile » entre la date de son intronisation et le scrutin législatif.
Les cinq marches du succès
1. Bien sûr, Emmanuel Macron n’a aucune expérience électorale et donc d’administration d’un territoire. Bien sûr, il n’avait pas le soutien d’un des grands partis de gouvernement. Cela apparaissait comme un défaut rédhibitoire, c’était en réalité un atout. Car cela accrédita sa posture de rebelle contre une certaine façon de concevoir le monde politique, avec son lot d’excès de professionnalisation, de cumul des mandats, de petits arrangements entre époux ou en famille, de longévité excessive… Il a su incarner la réponse à l’un des reproches chroniques des Français contre la « classe politique » en proposant une « moralisation de la vie politique », dit-il.
2. Il a su aussi incarner une position de défense des institutions européennes et de volonté de voir la France écrire son destin au sein de l’Europe, avec des euros en poche. À cet égard, sa déambulation nocturne dans la cour du Louvre au son de l’Hymne à la joie (hymne européen) fut son plus beau coup de communication symbolique de la soirée électorale.
3. Au jeu des postures, il a su capter la volonté d’une partie des Français d’entendre un discours d’optimisme, de foi dans l’avenir, de confiance dans l’aptitude du tissu social et économique de la France à s’en sortir, à prospérer. Ce que ses adversaires raillent comme les bénéficiaires de la « mondialisation heureuse ». Mais au-delà de la dimension d’un vote de classe – puisque, oui, la France de Macron est diplômée, faite de cadres supérieurs et professions intermédiaires, de retraités plutôt aisés, d’électeurs aux revenus plus élevés que la moyenne, pendant que l’électorat dominant de Le Pen en est le miroir inversé –, ce vote traduit aussi la séduction qu’exerce un discours qui appelle chacun à réussir son épanouissement, en promettant de lever les entraves et lourdeurs qui gênent l’esprit d’initiative individuel.
4. Comme dans toute élection, il faut une part de chance liée aux erreurs des adversaires. Celle-ci n’a pas manqué à Emmanuel Macron. La principale est la démonétisation, par affaire politico-judiciaire interposée, de son rival à droite. Mais, notons que l’élimination de deux de ses rivaux (PS et LR) est le fruit du piège des primaires. Or un des actes fondateurs d’Emmanuel Macron tient justement à son refus d’y participer. La « primaire victime » du scrutin présidentiel c’est cette théorie selon laquelle, le vainqueur de la primaire sort forcément grandi de l’épreuve, posé sur une rampe de lancement pour faciliter sa campagne devant tous les Français. C’est exactement le contraire qui s’est passé. Puisque la situation était qu’aucun leadership ne s’imposait avec évidence, les divers candidats ont joué sur des positionnements assez différents. Et à LR comme au PS, le gagnant fut celui qui prit l’investiture par son aile radicale, à la droite ou à la gauche.
Ce qui permettait de complaire à son électorat le plus mobilisé et démonstratif est devenu chez Fillon et Hamon un boulet plus ou moins facile à porter. François Fillon a coupé ainsi une partie du lien avec l’électorat populaire de droite tissé par Nicolas Sarkozy. Benoît Hamon a créé ainsi les conditions d’une porosité entre l’électorat PS et le mouvement des insoumis, tout en jetant l’électorat social-démocrate habituel du PS dans les bras d’Emmanuel Macron. Ses deux rivaux immédiats à sa droite et à sa gauche ont ouvert un boulevard politique à Emmanuel Macron que son talent a transformé en autoroute.
De plus, Marine Le Pen a fait peur à l’électorat conservateur âgé de droite, susceptible de la rejoindre au second tour, avec sa mesure phare de sortie de l’euro. Elle a créé ainsi son propre plafond de verre par la peur économique engendrée. Et ses explications fumeuses durant l’entre-deux tours pour expliquer que, finalement, on sortirait de l’euro, mais peut-être pas complètement, ont fini le travail. Et elle a ajouté un dernier clou à son cercueil par sa prestation violente lors du pugilat télévisé du second tour et l’étalage de son incompétence crasse sur de nombreux sujets.
5. Enfin, pour le meilleur ou pour le pire diront certains, ce succès est le fruit d’une formidable machinerie marketing. La création du mouvement En Marche ! a permis de mobiliser des bénévoles pour faire du porte à porte pour recueillir l’avis de milliers de Français. Données qui ont ensuite été compilées, triées, hiérarchisées, algorithmisées pour aider à définir les argumentaires de campagne, à trouver les mots percutants, à cibler des sous-catégories d’électeurs. Un travail de pros qui a dont connu la consécration par cette victoire.
La périlleuse marche législative
Cette victoire vient rassurer tous ceux qui voient avec soulagement le jeu de domino s’arrêter là. Après le Brexit et après Trump, la France ne sera pas une nouvelle prise de choix pour les populistes et les nationalistes xénophobes. Mais ce n’est pas parce que la victoire est belle, qu’elle doit aveugler. Heureusement pour eux, l’équipe Macron et lui-même ont évité de sombrer dans le triomphalisme hier soir. Mieux même, la première allocution télévisée du président élu était empreinte de gravité au point de frôler le sinistre.
Ils ont bien compris qu’une bonne partie de la France n’a pas voté, qu’une autre a voté blanc ou nul, qu’une autre s’est ralliée au panache de monsieur Macron pour mieux choisir son adversaire des cinq années à venir, en éliminant la pire ennemie. Mais cela traduit bien que l’obstacle législatif à franchir est conséquent, ce que montrent plusieurs indicateurs.
Le sondage Ipsos du jour du scrutin indique que 43 % des électeurs Macron ont d’abord voté pour lui, pour barrer Mme Le Pen, 33 % pour le renouvellement politique qu’il incarne et 16 % pour son programme. Ce qui ne signifie pas que seulement 16 % approuvent son programme, puisque la question posée dans ce sondage est celle de la hiérarchisation des motivations de vote.
Dans un contexte où l’abstention (signe d’un refus volontaire des deux candidatures) a cru fortement entre les deux tours et atteint un haut niveau pour un second tour avec – en sus – un taux record de vote blanc et nul sous la Ve République, il convient de ne pas raisonner en pourcentage des suffrages exprimés officiels, mais de regarder le pourcentage des inscrits.
En comparant les quatre derniers Présidents, on s’aperçoit vite dans notre graphique que le socle électoral d’Emmanuel Macron est fragile. Après le score historiquement bas de Jacques Chirac en 2002, Nicolas Sarkozy avait réussi à redresser le score de premier tour de l’élu final. Mais depuis la pente est à nouveau à l’affaiblissement du score. Emmanuel Macron n’étant qu’à 18,2 % des inscrits. Et pour le second tour, Emmanuel Macron fait jeu égal avec Nicolas Sarkozy en 2007, alors qu’il bénéficie d’un « front républicain », certes partiel mais existant quand même ! Et chacun peut voir qu’on est très loin du soutien de 2002 à Jacques Chirac.
Ce résultat global fragile, se concrétise au niveau des départements, sous forme de situations triangulaires, où votes Macron, votes Le Pen et le « parti » des blancs et nuls, se divisent plus ou moins en trois tiers, rapportés aux inscrits. C’est le cas dans l’Yonne, l’Oise, le Pas de Calais, les Ardennes par exemple.
Ajoutons, enfin, que si la présidentielle se joue sur une circonscription unique, les législatives sont la somme de 577 configurations singulières, qui dépendent des cultures politiques locales, des personnalités en lice, surtout de celles qui ont un fief électoral ou pas. Le pari des candidatures très renouvelées pour nombre d’investitures En Marche ! est un pari audacieux, car il n’y aura pas des centaines de mini-Macron dans chaque circonscription et l’inexpérience électorale n’est pas encore devenue le nec plus ultra pour se faire élire en toutes circonstances, surtout pour une campagne si courte.
Et si, au nom d’une méthode Coué classique (et de bonne guerre) les dirigeants d’En Marche ! disent que les Français seront cohérents et donneront une majorité à celui qu’ils ont fait Président, il ne faut rester lucide. Ce mécanisme, habituel et plutôt vérifié, peut cette fois-ci se gripper.
Une forte abstention peut rendre plus difficile à atteindre le seuil de qualification des 12,5 % des inscrits pour figurer au second tour. Dans les zones où Emmanuel Macron a eu du mal à atteindre les 20 % des suffrages exprimés au premier tour, avec une bonne participation nationale, la tâche pour ses candidats aux législatives sera ardue. Les triangulaires qui vont sans doute fleurir un peu partout produisent des configurations très très incertaines pour le second tour, rendant les projections fort compliquées.
On l’aura compris : la marche vers la majorité législative sera difficile et escarpée. D’autant que vont s’ajouter les tractations avec les sortants venant d’autres forces politiques qu’il va falloir rendre lisibles et crédibles. Enfin, il y a bien peu de chances que les électeurs des partis éliminés du premier tour, surtout à droite, se désintéressent des législatives, par dépit. On peut s’attendre plutôt à ce qu’ils soient motivés par un esprit de revanche, considérant que leur champion a été éliminé par acharnement médiatico-judiciaire.
Démarches symboliques
Mais Emmanuel Macron peut s’ingénier à s’éclairer le chemin. On peut penser que les dirigeants d’En Marche ! comptent sur le mécanisme de l’engagement bien mis au jour par les psychologues Beauvois et Joule. Ils espèrent sans doute que certains électeurs du second tour ayant soutenu Macron par défaut se sentiront néanmoins engagés par ce choix et subiront intérieurement un conflit entre retour à leurs allégeances habituelles et volonté de montrer une forme de cohérence entre les deux scrutins. Mais pour que ce ressort psychologique joue à plein, il faudra donner des gages, donner des signes encourageants. Et là les premières décisions à prendre seront lourdes de sens.
Il n’est pas exagéré d’écrire que, dans ce contexte, de fortes divisions (au moins en quatre) du pays, où le scrutin législatif est incertain, le quinquennat d’Emmanuel Macron va se jouer dans ce tout premier mois. Entre les gestes et discours du nouveau Président, la désignation du premier ministre, la composition du gouvernement, et l’annonce des premières mesures gouvernementales ne nécessitant aucun vote du Parlement, tout ce qui va être décidé aura des allures d’actes symboliques pouvant créer ou briser une dynamique électorale.
La démarche symbolique du premier mois sera vitale pour le Président Macron afin de franchir l’ultime marche, celle de la majorité parlementaire. Sinon trois scénarios défavorables se dessinent pour lui : la cohabitation, les coalitions plus ou moins bancales ou pires : la majorité introuvable.
Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse, Université Paris II Panthéon-Assas
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.