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Observer la délinquance (1) : une expérience locale inédite

Laurent Mucchielli, Université Aix-Marseille

De 2011 à 2015, le sociologue Laurent Mucchielli a dirigé en Provence-Alpes-Côte d’Azur un observatoire dédié à l’étude des phénomènes de délinquance. Nous publions ici le premier volet du bilan qu’il a tiré de cette expérience originale.

SECURITE - TERRORISME - ATTENTAT - CHARLIE HEBDO - HOMMAGE - PRESSE - DESSINS. Paris 12 janvier 2015. Au lendemain des marches républicaines ayant regroupées plus de 3,7 millions de personnes dans toute la France, des anonymes, des touristes, des policiers et des journalistes se rendent près des locaux de Charlie Hebdo, où 12 personnes ont perdu après une attaque terroriste, au 10 rue Nicolas Appert à Paris pour témoigner et se recueillir. PHOTO Alexandre MARCHI.
La formule « observatoire local » connaît un succès grandissant en France, en liaison notamment avec les différentes phases de la décentralisation. On en recensait plus de 500 en 2010. Cette réalité recouvre à la fois des activités ou objectifs similaires mais aussi une grande diversité de formes juridiques, de modes de gouvernance et d’enjeux.

Sur le premier point, le trait commun de l’immense majorité de ces structures est, bien entendu, le besoin de connaissance et, en particulier, d’objectivation statistique. Bien souvent, à travers ces structures, s’exprime aussi un besoin de mise en réseau et de partenariat entre les acteurs – principalement institutionnels – concourant à la production de ces connaissances à l’échelle d’un territoire donné. Ici s’arrêtent cependant les ressemblances.

Pendant cinq ans, de 2011 à 2015, l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS), en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), a constitué une expérience originale et inédite. La nature expérimentale de ce dispositif a toujours été revendiquée par son principal animateur (et auteur de ces lignes).

Aux origines

La naissance de l’ORDCS procède fondamentalement de la rencontre entre le projet d’un chercheur et les attentes d’une collectivité territoriale. Pour nous, il s’agissait d’abord de constituer une petite équipe de recherche disposant d’un minimum de moyens humains et financiers sans lesquels l’on est réduit à un travail sinon solitaire du moins d’envergure limitée. En effet, les laboratoires de recherche en sciences sociales ne disposent pas des fonds propres nécessaires à l’embauche ne serait-ce que d’une personne pour un contrat à durée déterminée de 12 mois. Le voudraient-elles que les directions des laboratoires ou des équipes de recherche n’auraient pas les moyens de mener une quelconque politique scientifique.

Retrouver une telle capacité à développer réellement un programme de recherche collectif suppose donc, aujourd’hui, soit de répondre à des appels d’offres divers et variés, soit de soumettre des projets aux agences nationales ou internationales de financement de la recherche, soit de créer localement des partenariats en dehors de l’université et du CNRS.

C’est ce dernier choix que nous avons fait, espérant de surcroît que les savoir-faire des sciences sociales pourraient permettre de rendre parallèlement service en termes de diagnostic et d’évaluation, taraudé que nous étions encore par la célèbre petite phrase de Durkheim :

Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’en suit pas que nous renoncions à l’améliorer : nous estimons que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles devaient n’avoir qu’un intérêt spéculatif.

Pour ces deux raisons, nous nous sommes tournés, dans le courant de l’année 2010, vers la région PACA, où préexistaient à la fois un engagement fort dans le partenariat sur les questions de justice, des contacts et une écoute favorable. Nous en racontons tous les détails dans un livre qui vient de paraître.

Une indépendance garantie

L’Observatoire a constitué une entité indépendante de tout pouvoir politique ou économique, et ceci est fondamental. Cette indépendance était liée d’abord à notre statut professionnel de chercheur au CNRS, fonctionnaire d’État, relevant de la loi du 26 janvier 1984.

S’agissant toutefois d’un partenariat avec une collectivité élue, donc un partenaire de type politique, l’indépendance de l’Observatoire devait être protégée dans ses statuts mêmes. Dès le premier paragraphe de la Convention liant le CNRS, l’Université et la Région, il était ainsi affirmé que : « Étant donnée l’importance des questions de sécurité et de prévention dans l’ensemble des politiques publiques et à tous les échelons de la gouvernance des territoires, le besoin d’une évaluation scientifique, rigoureuse et indépendante, se fait de plus en plus sentir. Il s’agit de pouvoir engager une analyse en continu des phénomènes observés et des réponses apportées, en utilisant pour ce faire les méthodes d’objectivation des sciences sociales. »

Dans son article 4, la Convention précisait ensuite que le directeur de l’Observatoire avait toute liberté pour déterminer la politique scientifique, recruter du personnel, travailler en réseau avec tel ou tel partenaire et contractualiser avec telle ou telle autre collectivité. L’Observatoire n’avait ainsi aucun compte à rendre à quiconque en amont de ses décisions. Il était, en revanche, évalué annuellement sur ses résultats, sur la base d’un rapport d’activité.

Enfin, pour surveiller cette indépendance autant que pour évaluer le travail réalisé, l’Observatoire était pourvu d’un Conseil scientifique composé de huit membres – six personnalités du monde universitaire et scientifique, et deux anciens professionnels des questions de sécurité et de justice. Au final, en cinq années de fonctionnement, cette indépendance n’a jamais été mise en question par les différents partenaires associés sur le projet de l’ORDCS.

Constitution d’un réseau scientifique

L’Observatoire a eu d’abord pour but de mettre en réseau les différents chercheurs, enseignants-chercheurs, doctorants et éventuellement professionnels (en position réflexive dans leurs institutions) travaillant dans le domaine. Le projet était, en effet, de pouvoir travailler sur les questions de sécurité et de justice dans une dynamique collective que notre cadre « naturel » de travail n’offre pas.

Nous avons passé la première partie de notre carrière en région parisienne, dans un laboratoire intégralement spécialisé sur les questions pénales. Ce type de laboratoire, où l’unité thématique suscite une véritable émulation collective, est toutefois rare en sciences humaines et sociales. Le modèle dominant est au contraire le laboratoire associant des chercheurs du CNRS et surtout des enseignants-chercheurs de l’Université, sans thème commun transversal mais au travers d’une pluralité de sous-thèmes recoupant les spécialités des uns et des autres. Dès lors, les dynamiques collectives sont beaucoup plus modestes ou limitées.

Par ailleurs, l’exposition extrêmement forte des questions de sécurité et de justice dans le débat public contraste avec la grande rareté des chercheurs et des équipes de recherche spécialisées sur ces thèmes. Dans le périmètre de l’Université d’Aix-Marseille, il n’existait même pas un groupe ou un sous-groupe s’intéressant à ces objets, auquel le chercheur débarquant dans la région aurait pu se rattacher.

Un tel réseau devait exister à travers des outils collectifs. D’abord des lieux de rencontres et de débats : colloques et journées d’étude, séminaires. Ensuite un espace de publication et un petit centre de ressources – ce qui est depuis quelques années grandement facilité par la possibilité de développer des sites Internet riches en contenu. De fait, l’Observatoire ouvrira un site Internet, réalisant de l’édition scientifique à travers trois séries de publications (dont deux pourvues d’un ISSN). Au total, 21 publications électroniques ont été réalisées. Début 2012, au bout d’un an d’existence officielle, le réseau regroupait déjà 20 personnes. À son apogée, fin 2015, il en comptait 48.

L’Observatoire a, avant tout, été conçu comme un lieu de production de connaissances scientifiques nouvelles. Pour ce faire, il n’a pas établi, à proprement parler, de « programme » au sens d’une ou plusieurs thématiques définies (et donc limitées) d’avance. Dans notre esprit, les recherches menées pouvaient se situer dans n’importe lequel des sous-domaines de la sociologie de la délinquance tels que déjà posés à l’époque de la première école de Chicago par Edwin Sutherland :

  1. l’étude des normes pénales ;
  2. l’étude des transgressions ;
  3. l’étude des réactions sociales.

On ne peut donner ici un aperçu exhaustif des recherches produites durant ces cinq années, mais nous en évoquerons quelques illustrations fortes demain, dans le second volet de cet article.

The Conversation

Laurent Mucchielli, Directeur de recherche au CNRS (Laboratoire méditerranéen de sociologie), Université Aix-Marseille

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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