Eric Martel, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay
Daech est souvent considérée, à l’instar d’Al-Qaeda, comme une organisation usant de tous les moyens à sa disposition dans un but idéologique. Elle serait donc l’héritière des organisations terroristes apparues depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, la mort d’Haji Bakr en 2014, ancien colonel des services secrets irakiens, et la découverte de ses dossiers a mis à nu une organisation d’abord préoccupée par des problématiques d’efficacité pour laquelle la religion paraît revêtir une simple fonction instrumentale.
Si l’on s’intéresse de plus près à cette organisation, l’on y verra des similitudes troublantes avec les organisations de type mafieux, qu’il s’agisse de structures italiennes (Cosa nostra, ’Ndrangheta, Camorra), russes (Bratva) ou chinoises (Sociétés noires). Ainsi, plutôt que d’avoir affaire à une organisation centralisée, fondée sur une discipline idéologique forte, ce nouveau terrorisme serait représenté par des groupes agissant avec une liberté certaine qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement des cosce (familles) siciliennes.
Qu’est ce que la mafia ?
Contrairement à une idée répandue dans de nombreux films et romans, il ne s’agit pas d’une organisation dédiée en priorité au trafic de stupéfiants composée de truands ayant des pratiques folkloriques barbares. La mafia est avant tout un regroupement assez souple de petites structures qui use de sa capacité d’intimidation comme le définit, d’ailleurs le droit pénal italien. On peut séparer ce type d’organisation en deux niveaux : la haute mafia, ou mafia en gants blancs et la basse mafia ou mafia militaire. De ce système, le grand public ne connaît généralement que cette dernière avec ses tueurs. C’est à la mafia militaire qu’échoit l’exécution des basses œuvres comme les meurtres et donc le maintien du système d’intimidation, rouage essentiel du système.
Pour les magistrats Falcone, Borsellino et Scarpinato, haute et basse mafia se complètent. La première assure une certaine impunité à la seconde en ralentissant les enquêtes et en garantissant à ses « soldats » des acquittements, des non-lieux ou des procès cassés pour vice de forme. La basse mafia résulte d’ailleurs, au départ, d’un travail de rassemblement et de structuration de bandits siciliens par des aristocrates, de là son usage de rituels issus de la charbonnerie sicilienne. La mafia se caractérise par une tension permanente entre ces deux « niveaux », haute et basse mafia qui s’achèvera en Sicile par la prise de pouvoir, temporaire, de cette dernière en 1982.
Comment se met en place un phénomène mafieux ?
En comparant l’avènement de la mafia sicilienne au XIXe siècle et celui de la mafia russe dans les années 90, Champeyrache a montré qu’un phénomène de type mafieux apparaît dans des situations de transitions économiques et sociales particulières. C’est également le cas de l’Irak des années 2000 avec une variante significative : l’occupation américaine et la résistance violente qu’elle déclenche.
Dans les trois cas précédents, l’on assiste à une mutation profonde du système légal et institutionnel. Les élites voient leur pouvoir directement menacé par ces transformations. Dans les cas sicilien et russe, elles décident de réagir en favorisant la mise en place d’organisations criminelles afin de garantir la permanence de leur pouvoir. Ainsi des barons violents vont s’associer à des bourgeois affairistes en recrutant des bandits siciliens pour contrer la mise en place d’un système libéral légaliste apporté par les autorités piémontaises lors de la réunification en 1860.
Les apparatchiks soviétiques de la Russie des années 90, voient, eux, leur pouvoir ébranlé par l’apparition d’un système légal libéral et donc l’apparition de concurrents potentiels. L’utilisation d’hommes de main, souvent des anciens du KGB, va les aider à faire main basse sur la plupart des actifs du pays tout en restant formellement dans un état de droit.
Quant à l’Irak, la débaasification menée par les Américains constitue une déclaration de guerre à l’égard des élites sunnites fortement imbriquées dans l’appareil d’état irakien. Exclues, du jour au lendemain, de toute position dominante, leur réaction ne pouvait être qu’à la hauteur de l’agression. La menace étant d’une autre nature, elles ne purent réagir qu’en favorisant l’émergence d’organisations terroristes de résistance. Mais ne nous trompons pas, pour ces élites, ces organisations terroristes ont plus un caractère instrumental qu’idéologique. Si l’occupation américaine avait été plus « pragmatique » avec une phase de transition douce, sans débaasification, ne doutons pas qu’aurait alors émergé une mafia irakienne.
Très rapidement, les anciens gradés des services secrets irakiens, peu islamisés pour la plupart, ont perçu le caractère porteur de la connotation islamique et ont infiltré Al Qaïda en Irak. Comme l’a montré la mort d’Haji Bakr en 2014, les ex Moukhabarat irakiens (services secrets) sont omniprésents au sein de l’organisation État islamique. Ils ont par la suite repris le modèle du djihad qu’ils ont développé à une échelle nouvelle faisant massivement appel à des volontaires étrangers.
Ce que l’histoire de la mafia nous enseigne
Les mafias italiennes, des organisations désormais vieilles de plus d’un siècle et demi, sont une source intéressante d’informations. Elles nous apprennent d’abord que le versant militaire de ces organisations a sa propre logique qui échappe généralement à leurs instigateurs et concepteurs. La résilience de ces organisations est particulièrement forte, mais pourtant, l’état est loin d’être démuni lorsqu’au lieu de privilégier une stricte réponse policière, il fait appel à l’étendue de ses moyens économiques. Intéressons-nous donc à cinq leçons tirées de l’histoire de la mafia.
1. L’outil finit par prendre le pouvoir
L’exercice de la violence permet toujours à la mafia militaire d’acquérir son autonomie, voire une position hégémonique à l’égard de la « haute » mafia. C’est ainsi qu’en 1982, après la seconde guerre de la mafia en Sicile, qui a fait entre cinq cents et mille morts, sa composante militaire prend le pouvoir : le chef des « corléonais » se retrouve ainsi en position d’inverser les rôles et de donner des directives à Salvo Lima, l’homme fort de la démocratie chrétienne en Sicile. Cette hégémonie sera de courte durée, dès 1993, le chef de la mafia militaire sicilienne sera arrêté, condamnant cette dernière à un rôle nettement plus discret. C’est très probablement le cas de l’organisation État islamique qui s’est affranchi de ses instigateurs.
2. Une fois qu’elle a pris le pouvoir, la mafia militaire se laisse entraîner dans une spirale croissante de violence
Porteurs d’une croyance immodérée dans la force de l’intimidation, donc de la violence, les mafias militaires se laissent facilement entraîner dans une escalade criminelle qu’elles ne sont plus elles-mêmes en mesure de contrôler. Les années 80, époque de la toute-puissance des corléonais, ont été particulièrement violentes en Sicile. Cette criminalité explosive ne pouvait qu’entraîner une réaction forte de l’état italien à laquelle la mafia ne sut réagir que par la violence. C’est ainsi qu’en 1992, à la suite de la confirmation en cassation de la condamnation de nombreux mafieux, Salvatore « Toto » Riina ordonnera l’assassinat des juges Falcone et Borsellino, suivis de plusieurs attentats, dont celui de la galerie des offices à Florence. L’accélération d’une violence débridée de l’organisation État islamique semble palpable depuis 2015. Comme la mafia, cette dernière peut difficilement raisonner autrement qu’en termes d’intimidation par la terreur, sans comprendre l’effet contre-productif que cette dernière peut avoir. La réaction des puissances locales (Irak, Syrie et Iran) et des grandes puissances à cette terreur est manifeste et finira par entraîner la chute de Mossoul et Raqa, les deux capitales de fait du « Califat ».
3. Plus elle est violente, plus elle est fragile
Le juge Falcone était formel : c’est lorsque la mafia est discrète qu’elle assure le mieux son emprise sur le territoire. Les meurtres ne font que révéler ses difficultés organisationnelles et sa volonté d’affirmer une autorité qui lui paraît menacée. Les années 80, marquées par une résistance sourde au pouvoir autocratique de Toto Riina, et la tenue du maxi-procès furent particulièrement violentes en Sicile. Cette brutalité atteignit son paroxysme au début des années 90 lorsque les sentences du maxi-procès furent confirmées. De la même façon les difficultés militaires croissantes de l’organisation État islamique depuis 2015 vont de pair avec une violence accrue.
4. Les têtes de l’hydre repoussent presque toujours
Après chaque grand reflux de la mafia, l’état italien a cru en avoir fini pour de bon. Ce fut d’abord le cas dans les années 30, puis à la fin des années 60 mais elle fut, à chaque fois en mesure de réapparaître. Après l’arrestation de Toto Riina en 1993, l’état italien sembla avoir gagné la partie, mais l’affaiblissement de Cosa nostra ne fit que permettre l’émergence de la très dangereuse ’Ndrangheta calabraise. De par sa souplesse le système mafieux possède une extraordinaire capacité de résilience. C’est également le cas de l’organisation État islamique qui a connu des hauts et bas depuis sa création en 2006.
5. La réponse n’est pas seulement policière
Le grand ennemi de la mafia est bien l’état italien lorsqu’il est en mesure d’utiliser sa puissance économique couplée à sa force policière. L’une des clés du succès des mafias réside dans leur capacité à fournir des « situations » aux jeunes italiens issus de milieux défavorisés. Les années 60 furent une période difficile pour le recrutement des mafieux, les Siciliens préférant les nombreux emplois de fonctionnaires proposés dans ces années placées sous le signe du rattrapage économique des régions méridionales. Cela n’a pas toujours été une panacée : le développement du port de containers de Gioia Tauro a ainsi largement bénéficié à la ’Ndrangheta. Mafia et Daech s’adressent à un même public, des « riens mélangés à rien » selon l’expression sicilienne, des individus qui ne sont « personne » selon le directeur de la DGSI.
Néanmoins leur rapport à leurs « soldats » est totalement opposé. La mafia prend grand soin de choisir ses futures recrues à qui elle offre une situation en échange d’une insécurité physique pour le restant de leurs jours. Elle prend également grand soin d’économiser ses hommes, cela d’autant plus qu’ils ont démontré leur efficacité meurtrière. À l’inverse, Daech accepte tout le monde à qui elle offre une « situation » de djihadiste en échange d’une mort quasi certaine : cette organisation ne cherche absolument pas à préserver ses tueurs les plus efficaces.
Eric Martel, Docteur en Gestion, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.