Dominique Andolfatto, Université de Bourgogne
L’histoire sociale contemporaine bégaie-t-elle ? Chaque réforme, quelle que soit sa méthode – à la hussarde ou négociée – conduit irrémédiablement à des cortèges battant le pavé et se répétant jusqu’à épuisement. Cette séquence est elle-même marquée par une montée en tension, qui culmine habituellement avec un blocage de dépôts de carburant ou autres actions « coup de poing ». Puis la réforme entre en application…
Dans l’histoire récente, on se rappellera de la réforme des retraites de 2010 ou, plus proche encore, de la loi « travail » de 2016. Dans les deux cas, des modifications importantes sont intervenues et, concomitamment, une douzaine de journées de manifestation se sont succédé, face auxquelles les gouvernements, contrairement à leurs prédécesseurs de la fin du 20e siècle, n’ont que peu sinon rien cédé.
Les mêmes séquences seraient-elles en train de se répéter à l’occasion des ordonnances Pénicaud qui modifient, de nouveau, le code du travail ? On pourrait le penser.
Des manifestations en échec
L’échec des précédents cycles de manifestations en 2010 et en 2016 (voir les graphiques 1 et 2) interrogent tout de même sur cette forme d’action collective que privilégient les syndicats français : une succession discontinue de « journées de grève » ou de « journées de mobilisation ». Or, si celles-ci peuvent rassembler beaucoup de monde (les chiffres des participants font toutefois débat entre syndicats, services de police et chercheurs), leur objectif n’est évidemment pas seulement celui-ci. Sauf à penser que les syndicats ne poursuivent une forme de rédemption au travers de mobilisations populaires compte tenu d’une incapacité à peser sur la réforme.
Graphique 1 : Les manifestations contre la réforme des retraites (2010)
Graphique 2 : Les manifestations contre la loi « travail » (2016)
L’immobilisme syndical
À la veille de la publication des ordonnances Pénicaud, plusieurs organisations syndicales affirment qu’elles ne sont « pas demandeuses d’une modification du code du travail » et la défense du statu quo semble leur tenir lieu de stratégie.
Pour sa part, l’opinion publique est elle-même partagée face aux ordonnances : elle se répartit en trois sous-ensembles indiquait une étude Viavoice du 18 septembre 2017 : un tiers des personnes interviewées soutiennent les manifestations, un autre tiers s’y opposent, un dernier tiers s’en désintéressent. Quelque 63 % estiment également que « les forces syndicales et politiques opposées aux ordonnances ne sont pas suffisamment unies.
Dans un tel contexte – et bien qu’en France l’issue d’un mouvement social soit très aléatoire –, il est probable que le dénouement de la pièce en train de se jouer sera comparable à ceux des mouvements sociaux de 2010 et 2016. De fait, elle semble commencer comme en 2016, avec un peu plus de 200 000 manifestants (selon les chiffres de la police) et, déjà, se profile le blocage de dépôts de carburants. Il est vrai que le chiffre de 200 000 manifestants, sans être négligeable, est assez faible comparé au nombre de salariés (23,4 millions de personnes) ou à celle des actifs ayant un emploi (26,2 millions).
Cela reste également modeste par rapport au nombre de syndiqués revendiqués par les organisations syndicales – 2,8 millions – même si la réalité se rapproche plutôt de la moitié de ce chiffre. Mais la mobilisation relativement faible peut s’expliquer aussi par le caractère très technique donné à la réforme du code du travail – le plafonnement des indemnités prud’homales ou la fusion des institutions représentatives du personnel ne parlent pas à tous – même si les motifs de mécontentement ne manquent pas dans toutes les catégories qui composent la population française.
Cela dit, le choix d’actions « coup de poing », à la forte capacité de nuisance, tel le blocage des dépôts pétroliers, traduit aussi l’impasse dans laquelle se trouvent les syndicats français. Beaucoup de salariés ne votent pas ou plus aux élections professionnelles qui sont censées fonder la légitimité des organisations syndicales. Seuls 43 % des salariés inscrits ont participé à ces élections lors de la période 2012-2016 et même simplement 27 % si l’on prend en compte l’ensemble du salariat hors fonction publique.
Le plus étrange paraît qu’aucune leçon n’ait été tirée des échecs de 2010 et 2016, sauf à déplorer un pouvoir autoritaire et une sorte de fatalité. Est-ce l’éclatement et l’institutionnalisation des acteurs syndicaux qui serait finalement en cause ? Un ancien ministre du travail portait récemment un jugement sévère à leur égard, énonçant que les syndicats, comme les organisations d’employeurs, « se comportent souvent en boutiquiers plus soucieux de défendre leurs propres intérêts que ceux qu’ils sont censés représenter ».
Un autre point aveugle ne serait-il pas que ne soit pas discuté le contexte économique globalisé, sans compter les aspirations au changement que manifestent les transformations politiques – pour le moins inédites et profondes – intervenues en France au printemps 2017 ?
Agir sur la réalité
En fait, comme nous l’avons déjà souligné avec Dominique Labbé, pour agir sur la réalité, il ne suffit pas de partager des intérêts et des idées avec un grand nombre d’autres personnes, d’avoir conscience de cet intérêt commun et, donc, de défiler ensemble. Trois conditions supplémentaires doivent être réunies :
- une organisation capable de transformer ce mécontentement individuel en une force collective, c’est-à-dire, d’abord, en adhésions ;
- un mécanisme, tel des caisses de grève ou de solidarité, qui permette d’indemniser les participants à l’action afin de dépasser le stade de l’arrêt de travail symbolique et de mettre les employeurs, privés ou publics, ou le pouvoir politique, dans de réelles difficultés, sinon leur infliger des dommages économiques, afin qu’ils ne soient pas tentés de prolonger l’épreuve de force et acceptent de négocier et de modifier leurs intentions ;
- des revendications acceptées par la majorité des adhérents et des négociateurs en capacité de négocier de façon cohérente et d’égal à égal avec les employeurs et les pouvoirs publics.
Dans la France d’aujourd’hui, aucune de ces conditions n’est réunie. Le mouvement syndical est désuni. Il n’a pas de projet commun, sauf ne rien changer. Il est minoritaire. Enfin, il n’existe pas de véritables caisses d’entraide et les syndicats conçoivent toujours la grève comme une sorte de sacrifice auquel doivent consentir les salariés.
Les défilés et les « journées d’action » masquent mal cette impuissance fondamentale des syndicats français. Dans ces conditions, le gouvernement et le patronat peuvent envisager l’avenir avec sérénité.
Dominique Andolfatto, Professeur des Universités en science politique, Université de Bourgogne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.