Bruno Cautrès, Sciences Po – USPC
Le score spectaculaire obtenu par François Fillon lors du premier tour de la primaire déjouant tous les pronostics – y compris les derniers sondages qui ne l’estimaient pas si haut –, pose une série de questions à l’analyse électorale. On peut notamment se demander ce qu’une telle dynamique doit aux tendances de longue durée dans l’électorat et aux effets de plus court terme de la campagne électorale.
« Trop d’impôts, trop d’État, trop de fonctionnaires »
Cette fort ancienne question de la sociologie électorale trouve, aujourd’hui, une actualité plus que jamais intéressante. Les tendances de long terme qui se sont exprimées lors du premier tour sont celles d’un électorat de droite qui a clairement signifié son souhait de sortir du modèle de réformes que préconisaient, en apparence, Alain Juppé : des réformes libérales de droite mais aux contours et au rythme qui se voulait « rassurants ». En apparence, car le programme de réformes proposées par Alain Juppé n’avait rien d’une vaguelette ou de l’écume des réformes.
Cette tendance de long terme s’est actualisée avec force sous le mandat de François Hollande. L’électorat de droite a aussi exprimé, dimanche, sa volonté d’en découdre avec les options macro-économiques de la gauche réformiste incarnée par le chef de l’État et par son premier ministre : malgré le tournant du début 2014 opéré par François Hollande, l’électorat de droite a exprimé hier le triptyque du « trop d’impôts, trop d’État, trop de fonctionnaires ».
Le coup du « candidat normal »
Mais une tendance de long terme ne peut trouver un tel écho sans une séquence d’évènements de court terme. La campagne électorale qui vient de se dérouler a été riche en tels événements. Parmi ceux-ci, que retenir qui puisse expliquer l’essoufflement d’Alain Juppé, promis à une victoire facile il y a encore quelques jours ?
Retenons tout d’abord une impression d’ensemble : la campagne d’Alain Juppé et ses prestations dans les trois débats télévisés ont tout misé sur la non-prise de risque. L’ex-favori des sondages s’est glissé dans le moule de l’anti-sarkozysme d’une partie des électeurs de la droite et d’une large partie des électeurs du centre, pensant que cette posture le ferait apparaître en creux comme l’homme « apaisant, rassurant » dont une France traumatisée par le chômage et le terrorisme avait besoin. En somme, Alain Juppé a voulu refaire à Nicolas Sarkozy le coup du « candidat normal »…
L’attente de « vraies réformes » de droite
Cette focalisation sur Nicolas Sarkozy a fini par faire oublier au favori des sondages que l’électorat de droite était en fait en train de tourner la page Sarkozy et qu’il souhaitait d’abord – et avant tout – un agenda de politiques de réformes de droite-droite. Cet électorat n’avait, par ailleurs, sans doute pas oublié le choix fait par François Bayrou de voter Hollande au second tour de 2012 et l’alliance contractée entre Alain Juppé et le président du Modem n’avait pas de quoi le rassurer sur le réel engagement du maire de Bordeaux dans cet agenda.
Un élément bien particulier de la campagne et des débats peut également être retenu et avancé comme explication : l’opposition particulièrement appuyée d’Alain Juppé à la proposition phare de François Fillon, la suppression de 500 000 emplois de fonctionnaires. Lors du troisième débat télévisé, Alain Juppé a voulu signifier à François Fillon son opposition à l’ampleur de ces suppressions (lui-même proposant 250 000 suppressions néanmoins…) la qualifiant de peu « réaliste ». Il n’est pas impossible qu’une fraction très importante des électeurs de droite n’ait alors vu dans cette opposition qu’une chose : la preuve tangible qu’Alain Juppé président ne ferait pas de « vraies » réformes, qu’il n’y aurait pas les réductions de dépenses et d’emplois publics auxquelles cet électorat aspire.
Alain Juppé réduit à la portion congrue
On pourra s’interroger avec intérêt plus tard sur cet élément et se demander s’il n’a pas précipité la chute d’Alain Juppé dans le cadre de ce premier tour. En effet, c’est à ce moment-là que se donne à voir le projet politique d’Alain Juppé d’une droite centriste qui peut potentiellement faire un pas en direction d’une gauche social-libérale ou social-démocrate réaliste, tout à fait susceptible de voir en Alain Juppé un « Chirac bis ». Autrement dit, un responsable attaché au modèle français d’action publique de l’État dans des domaines qui ne se cantonnent pas au régalien. Après avoir adoubé Alain Juppé dans les sondages car sa candidature garantissait totalement le fait de faire sortir François Hollande de l’Élysée, une partie importante de l’électorat de droite lui a retiré le tapis sous les pieds.
Mais pourquoi encore ? Parce que dans le même temps elle a vu s’affirmer la stature présidentielle de François Fillon et elle a acquis la conviction qu’une mobilisation contre Nicolas Sarkozy, venant notamment du centre et de la gauche, se chargerait de lever cette hypothèque. Le positionnement économiquement libéral, vertical sur les questions de sécurité et conservateur sur les valeurs de François Fillon est devenu, dans ce contexte, une redoutable machine à attirer les votes de composantes diverses de l’électorat de droite. Comme si la France catholique de l’Ouest rejoignait celle plus sécuritaire du Sud-Est et celle plus libérale des milieux sociaux plus bourgeois. Si Alain Juppé résiste suffisamment pour être présent au second tour, cela ne lui a laissé qu’une portion congrue de l’espace que l’anti-sarkozysme avait libéré.
La très probable victoire de François Fillon au second tour de la primaire va changer profondément la donne de la présidentielle et va avoir des conséquences majeures sur les dynamiques à gauche et au centre. La candidature ou pas de François Bayrou, pour ne pas laisser à Emmanuel Macron le centre en héritage, ainsi que la fragmentation ou pas de la gauche pour répondre au candidat de la « thérapie de choc » économique constituent des éléments fondamentaux de cette nouvelle donne. Le match n’est pas fini, les jeux ne font que commencer…
Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.