Benjamin Bâcle, UCL
Le spectacle tenant du Vaudeville auquel se livrait la classe politique depuis le 24 juin peut sembler, avec l’arrivée de Theresa May à Downing Street, toucher à sa fin. De la démission de David Cameron à la défection de Boris Johnson, en passant par la possible trahison de Michael Gove et le triomphalisme de Nigel Farage, qui a lui aussi fini par tirer sa révérence, et par la mise en cause du leadership de Jeremy Corbyn (possiblement orchestrée par un certain nombre de médias pour détourner l’attention des tâtonnements du parti au pouvoir), le Royaume-Uni a en effet connu une période d’incertitudes sans précédent.
Premier ministre non élue par le peuple britannique et connue pour ses positions très conservatrices, Theresa May entend pourtant favoriser « une économie pour tous », contre les excès du marché financier. Une tentative de répondre au diagnostic d’une nation déchirée par les inégalités sociales et les frustrations qui en découlent ? Reste à voir si elle aura les moyens de ses projets, et si elle saura gérer la crise constitutionnelle résultant du Brexit, ainsi que les légitimes velléités indépendantistes de l’Écosse.
Révélations après-coup
Mais ce que cet apparent début de résolution tend à voiler, c’est l’ampleur de la réaction populaire au résultat du référendum. Depuis ce vote, en effet, une partie non négligeable du peuple britannique s’est exprimée au travers de rassemblements spontanés (ou organisés) et autres pétitions appelant, par exemple, à l’organisation d’un second référendum ou à la création d’un organisme indépendant chargé de prévenir les mensonges de campagne.
Ce mouvement s’appuie en partie sur des dizaines d’articles faisant le point sur la démographie du vote « Leave » préféré par les tranches d’âge plus élevées, qui n’auront pas à en ressentir les effets sur le long terme – à la différence des jeunes de 16 et 17 ans, privés de vote et en majorité pro-« Remain ». Mais aussi sur ceux qui révèlent qu’un certain nombre des « Leavers » ne pensaient pas que leur vote de protestation irait si loin, ou comptaient sincèrement sur les promesses désavouées par Farage à peine quelques heures après les résultats.
Certains ont pu déceler, dans cette réaction les signes d’un mépris de la décision populaire, et du peuple lui-même. L’un des argumentaires les plus convaincants, à cet égard, est sans conteste celui d’Hervé Nathan qui, dans Marianne, conclut qu’« à force de travailler à saboter les conditions de vie, de travail, d’existence, des classes populaires en se servant de l’ouvre-boîte de l’UE, les pro-Européens ont fini par échouer sur le mur du peuple ».
Difficile de ne pas s’accorder avec l’auteur sur les perversités du capitalisme à l’européenne, même s’il ne précise pas que la principale source des maux des Britanniques reste un gouvernement national multipliant les coupes budgétaires affectant les plus vulnérables, et bientôt autorisé à agir sans contrepoids. Sans compter le risque bien réel d’une « fausse conscience » fabriquée et instrumentalisée par une élite cynique, et orientée à l’envi vers tel ou tel bouc émissaire – ici l’Europe et les immigrés.
Le peuple, qu’est-ce que c’est ?
Mais, serait-on tenté de demander ici, le peuple, c’est quoi au juste ? Les « classes populaires » dont l’article se fait le champion, ceux qui prétendent les représenter, ou encore les 17 410 742 personnes qui ont effectivement voté en faveur du Brexit ? Si le référendum a pu avoir un effet concret, c’est peut-être d’avoir montré que l’assimilation de la majorité, si faible soit-elle, à la volonté générale (assimilation dont on doit la formulation classique au Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau), a des limites qu’on ne peut ignorer, surtout lorsque l’enjeu est la conservation ou la dépossession du statut de citoyens européens de toute une population.
AinsiKenneth Rogoff, professeur d’économie et de politique publique à Harvard, s’étonne-t-il de ce qu’on ait soumis une décision si cruciale à un vote unique, requérant une simple majorité, et miné par une ignorance généralisée de ses tenants et de ses aboutissants. « Quel est, au fond, le processus démocratique le plus juste pour prendre une décision vouée à changer la face d’une nation irréversiblement ? Est-ce véritablement suffisant d’obtenir, un jour de pluie, une majorité de 52 % ? » Et d’estimer qu’en réalité, seuls 36 % de ceux pouvant voter se sont prononcés pour le Brexit. Ce chiffre est d’autant plus parlant si l’on se souvient de ce que le référendum lui-même fut initié, pour apaiser la frange la plus conservatrice de son électorat et se faire réélire, par le chef d’un parti ayant obtenu, lors des élections de 2010, moins de voix que le « Remain ».
La légitimité, une affaire de chiffres ?
Mais la question de la légitimité d’une décision comme celle du Brexit, comme le suggère Rogoff, ne peut pas tenir qu’à des considérations algébriques. Certes, quel que soit le chemin qu’elle prend, l’analyse se heurte à cette réalité incontestable : 51,9 % des votants. La majorité. L’implacable logique démocratique.
La quantité, cependant, fait-elle la justesse ? Sans recourir au cas d’école de l’Allemagne en 1933, on peut par exemple se demander si le fait qu’une vaste quantité de gens choisissent de regarder The Voice, en France comme au Royaume-Uni, fournit une preuve suffisante de la qualité de ce programme. Le philosophe A.C. Grayling, dans une lettre datée du 1er juillet, demande au Parlement britannique de ne pas déclencher la procédure de séparation, non seulement car, dans nombre de pays voisins au Royaume-Uni, toute réforme constitutionnelle requiert une majorité plus importante (des deux tiers, par exemple), mais aussi et surtout parce que, selon lui, « un référendum est par essence une décision par acclamation populaire », qui ne peut véritablement tenir compte du travail d’expertise nécessaire à une décision éclairée.
Grayling oppose la démocratie représentative, caractéristique des cités « plus avancées et plus mûres », aux plébiscites des démocraties supposées directes. Un moyen terme est cela dit envisageable. John Stuart Mill remarque ainsi que,
« puisque l’opinion générale ou dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité, ce n’est que par la confrontation des opinions adverses qu’on a une chance de découvrir le reste de la vérité ».
Mill anticipe ici les arguments de Jürgen Habermas et de Bernard Manin en faveur de la constitution d’un espace public où une démocratie délibérative puisse se faire jour. Pour Manin, « la légitimité d’une décision collective [dépend des] conditions de sa production : une décision collective est légitime et a une valeur dans la mesure où elle résulte de la délibération libre et égale de tous », ce qui n’implique pas nécessairement l’unanimité.
Xénophobie et solidarité
Peut-on dire qu’une telle délibération a eu lieu avant le référendum du 23 juin ? Compte tenu de la teneur et de la forte polarisation de la campagne (Manin évoque le risque d’une situation où « les semblables ne [communiquent] qu’aux semblables »), il est difficile de conclure par l’affirmative.
En fait, c’est plutôt comme si l’ordre démocratique avait été inversé, et que le débat qui aurait dû avoir lieu avant le référendum avait lieu après, à la faveur d’un éclatement des faux-semblants qui jusque-là dominaient. La hausse des actes xénophobes envers un certain nombre de minorités peut être vue comme une illustration de ce phénomène. Dans les jours qui ont suivi l’annonce du résultat, la police a fait état d’une augmentation de 57 % des reports de ce genre d’agressions, touchant aussi bien des membres de la communauté indo-pakistanaise que des métisses ou des Polonais, tous « invités » à quitter les lieux sur-le-champ. La mise de toutes sortes d’individus ayant l’air « étranger » dans le même sac laisse à penser que l’enjeu du référendum a été, pour certains, vraiment mal compris, ce qui contribue à l’impression d’un débat faussé.
Mais alors que l’on pourrait inférer ici que le modèle d’intégration britannique, fondé sur la reconnaissance et la célébration des différences, se craquelle, cette menace a inspiré à une large portion de la population des mouvements de solidarité inédits, par exemple l’envoi de centaines de lettres et de bouquets de fleurs au Centre culturel polonais de Londres à la suite de graffitis xénophobes.
Si l’on ajoute cela aux actions – individuelles ou collectives – visant à contrer le Brexit, peut-on conclure à un « réveil démocratique » ? La réponse ne peut, bien entendu, venir que de la multitude des individus qui s’engagent, de manières très diverses, dans ce débat qui n’a paradoxalement pu émerger que de ce qu’il aurait dû précéder. La conviction de May que « Brexit veut dire Brexit » et la nomination de Johnson au poste de ministre des Affaires étrangères incitent au pessimisme, alors que la mise en débat prochaine de la pétition susmentionnée au Parlement et l’adhésion massive d’individus jusque-là non politisés au parti travailliste de Corbyn, à l’aube de nouvelles élections internes, suggèrent que tout n’est pas perdu.
Mais ce que cet étrange renversement de l’ordre des choses semble suggérer est que la démocratie, avant d’être un ensemble de décisions définitives, est une dialectique. Comme l’affirmait Rousseau lui-même, un peuple qui serait à jamais l’otage de ses propres décisions ne serait plus un peuple libre.
Benjamin Bâcle, Teaching Fellow in French and Nineteenth Century Thought, UCL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.