Valérie Robert, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
Qui est Jan Böhmermann, ce satiriste allemand qui fait les gros titres pour avoir insulté dans un clip le président turc Erdoğan ? Celui-ci a porté plainte contre lui en tant que personne privée, mais aussi en tant que chef d’État, comme l’y autorise le §103 du Code pénal allemand, une procédure pour laquelle le gouvernement fédéral doit donner son feu vert au parquet – ce qu’il a fait le 15 avril.
Indépendamment de cette actualité brûlante, Böhmermann mérite d’être connu : il pratique une satire acérée, érudite, aux nombreux niveaux de lecture, bourrée d’allusions et qui pourrait à chaque fois donner lieu à un cours entier de civilisation allemande. Une satire qui est aussi une critique des médias en action ; en cela, il s’inscrit dans la tradition de Karl Kraus, grand provocateur dont chaque texte était aussi un coup de pied dans la fourmilière de son époque. Et c’est exactement ce que fait Böhmermann à sa manière, dénonçant le système médiatique et politique par la provocation.
Ainsi, son clip « V for Varoufakis » de février 2015 mettait en scène ce dernier comme le grand méchant loup des médias allemands ; son clip de mars 2015 dans lequel il prétendait avoir créé de toutes pièces le doigt d’honneur dans une vidéo de Varoufakis est passé à la postérité avec le hashtag #Varoufake et a semé une réjouissante pagaille dans la presse allemande. Il était pourtant évident qu’il s’agissait d’une satire dénonçant les méthodes des médias allemands, majoritairement lancés dans une campagne visant à discréditer Syriza. À cette démonstration par l’absurde s’est ajouté le clip « Unsere schönen deutschen Euros » (« Nos beaux euros allemands ») mettant en scène l’hystérie des médias allemands (et pas seulement la presse à sensation) face à la « menace » grecque, dans un montage de citations extraites de la presse, un procédé typiquement krausien.
Une offense à prendre au sérieux ?
Mi-mars, l’émission satirique Extra 3 sur la chaîne publique régionale NDR a diffusé un clip sur Erdoğan, une parodie d’un tube allemand qui n’aurait eu aucun retentissement si Ankara n’avait pas convoqué l’ambassadeur allemand, lequel a dû s’excuser pour l’émission. Le gouvernement fédéral a évité durant quelques jours de s’exprimer sur la question, avant que Merkel ne finisse par déclarer publiquement son attachement à la liberté d’opinion et à la liberté de la presse.
C’est après cet épisode que Böhmermann a abordé le sujet de la liberté d’expression en Allemagne dans un sketch diffusé le 31 mars sur la chaîne publique ZDF Neo (qui n’est plus disponible en ligne de manière officielle, mais que l’on peut télécharger ici et dont on peut trouver la transcription en allemand ici et en anglais ici).
Dans un dialogue avec un acolyte, Böhmermann explique que, si l’Allemagne se caractérise par la liberté d’opinion, celle-ci a quand même des limites ; il présente alors un exemple de ce qui, contrairement à la satire d’Extra3, serait vraiment insultant, et il lit alors un « poème » obscène abracadabrant, un texte présenté donc comme virtuel, entrecoupé et encadré par d’autres remarques sur les conséquences juridiques d’un tel texte et par une mise à distance explicite, au conditionnel. Le piège était énorme, et pourtant presse et gouvernement y sont tombés la tête la première, faisant preuve d’une lecture ou d’une écoute trop rapide, sélective et incapable de saisir la complexité.
On peut certes interpréter le poème seul, extrait de son contexte, comme insultant, mais il est quand même difficile de le prendre au premier degré. Il mobilise un certain nombre de clichés et de préjugés anti-turcs courants en Allemagne, or, si l’on connaît le contexte et les productions précédentes de Böhmermann (et aucun texte n’est jamais seul, il relève d’un univers de textes), on peut le comprendre justement comme une critique de ce discours, qui en montre l’absurdité en le poussant à l’extrême, une démonstration de son absurdité par l’exagération.
Et surtout, comment peut-on prendre au sérieux un texte qui procède par une telle accumulation, accusant Erdoğan d’être à la fois fétichiste du latex, zoophile, pédophile, homosexuel et roi du gang-bang ? On est là dans le « caca boudin » puissance 10, mis en scène et désigné comme tel dans une forme de prétérition. Par ailleurs, ce « poème » neutralise de manière dialectique sa dimension potentiellement xénophobe : en effet, il se situe sur la même ligne que les insultes utilisées par Erdoğan lui-même envers ses opposants, lequel les traite d’« infidèles », de « sperme d’Israël » ou encore de « pervers politique », lui pour qui l’opposition dans son ensemble est une bande d’« homosexuels » vendus au « lobby arménien ». On peut donc tout aussi bien voir dans ce poème une parodie d’Erdoğan lui-même, qui par ailleurs poursuit n’importe qui, même des enfants, pour bien moins que ça et toujours sous le chef d’accusation d’outrage au chef de l’État.
Un texte complexe
L’affaire pose plus largement la question de l’interprétation des textes, et il est frappant de constater que, dans les premiers jours de l’affaire, ce sont des juristes qui en ont le mieux parlé (voir aussi ici), rappelant l’importance de tenir compte du contexte d’énonciation et de l’ensemble du texte, sans en extraire de manière artificielle un morceau (le « poème ») qui n’en constitue pas nécessairement l’essentiel. C’est au contraire avec beaucoup de retard que les médias ont fini par parler du clip dans son intégralité et du caractère fictionnel dudit poème.
C’est d’ailleurs cette mise en scène énonciative qui rend l’affaire si intéressante non seulement pour les juristes, mais aussi pour tous ceux qui travaillent sur des textes, au premier rang desquels les spécialistes de linguistique textuelle. Il serait d’ailleurs bienvenu que le parquet fasse appel à des spécialistes de cette discipline pour instruire l’affaire.
Ne pas tenir compte du contexte ni d’ailleurs des précédentes productions de Böhmermann, qui pratique largement l’autoréférence, n’est pas tenable du point de vue de la linguistique textuelle. Enfin, comme l’a écrit Umberto Eco dans Lector in fabula :
L’auteur en tant que sujet empirique de l’énoncé pouvait être plus ou moins conscient de ce qu’il faisait, mais textuellement il l’a fait.
La question que devront se poser le parquet et éventuellement les juges est donc moins : quelle était l’intention de Böhmermann ?, que plutôt : qu’y a-t-il dans le texte qui puisse justifier l’interprétation comme outrage et offense, et cette interprétation est-elle la seule possible ?
Or c’est précisément ce qui rend la chose complexe : il y a bien, d’un point de vue textuel, différentes pistes d’interprétation. Cela explique qu’il soit plus aisé de défendre à hauts cris la liberté d’expression d’Extra 3 pour une « satire » tout à fait banale. Böhmermann a, au contraire, montré ce que serait un véritable outrage et une véritable satire, autrement dit une satire qui dérange parce qu’elle n’est pas réductible à un message simple et univoque – semblable en cela à la réalité qu’elle met en scène, qui est elle aussi complexe et contradictoire.
C’est probablement ce qui explique pourquoi la solidarité avec Böhmermann n’a pas été aussi marquée qu’on aurait pu s’y attendre après la vague de « Je suis Charlie » qui a traversé l’Allemagne en janvier 2015. Ainsi, la chaîne publique ZDF a supprimé ce sketch de sa médiathèque et de la rediffusion de l’émission – avec une justification qui était clairement un prétexte, en expliquant que l’émission ne satisfaisait pas à des critères de qualité dont on se demande bien où, par qui et quand ils auraient pu être définis. Certes, on a vu fleurir hashtags sur twitter et lettres ouvertes d’artistes, mais somme toute dans des proportions bien plus réduites que par exemple lorsque le président fédéral Wulff avait appelé le rédacteur en chef de Bild en janvier 2012 pour exprimer son mécontentement – alors que la situation est en réalité beaucoup plus grave quant à la liberté de la satire.
La liberté de la presse, une valeur fondamentale en Allemagne ?
Pourtant, la « liberté de la presse » est un élément central du récit que la RFA construit sur elle-même par le biais de ses médias. L’importance accordée à la liberté d’opinion et d’expression s’explique évidemment par l’expérience du nazisme, c’est pourquoi il est fondateur pour l’identité de la RFA que l’État n’intervienne pas dans les médias. La dictature nazie reste le point nodal, le contre-exemple implicite par rapport auquel les discours, en particulier le discours journalistique, se positionnent. Toute remise en question de la liberté de la presse est interprétée comme une remise en question du Grundgesetz, et par là de la base démocratique de la société allemande.
Et c’est précisément cette contradiction entre un principe fondateur et une décision marquée au coin de la realpolitik qui aurait dû susciter la fureur des éditorialistes allemands. Comment expliquer alors que nombre d’entre eux aient approuvé la décision d’Angela Merkel d’autoriser Erdoğan à poursuivre Böhmermann au titre du §103 ? En réalité, les journalistes allemands ont des critères à géométrie variable concernant la porosité entre État et médias, et la sacro-sainte liberté d’expression et indépendance par rapport à l’État est davantage un mythe qu’une réalité.
Il y a plusieurs raisons à cela : tout d’abord, le §103 ne date pas de la période national-socialiste, mais de 1872 et de l’Empire, où il visait le crime de lèse-majestés étrangères. Suspendu entre 1946 et 1953, il a été réintégré dans le Code pénal à l’initiative du chancelier Adenauer, qui souhaitait ainsi empêcher les critiques envers des chefs d’État étrangers pouvant nuire aux relations extérieures de la RFA. Il s’agit donc bien d’emblée d’un paragraphe donnant la priorité à des considérations politiques.
D’autre part, on peut aussi voir dans cette réaction un règlement de compte a posteriori avec un satiriste qui n’épargne personne, et qui est capable à la fois de prendre clairement position contre l’extrême droite et de se moquer de l’Allemagne bien-pensante, celle qui a fait de sa manière d’assumer son passé nazi le point central de son identité, celle qui se définit elle-même comme le bon élève de la culpabilité.
Le clip de Böhmermann « Be Deutsch ! Achtung ! Germans on the rise ! »
, diffusé une semaine avant celui sur Erdoğan, forme ainsi la toile de fond de ce dernier. En chantant en anglais « Say it clear, say it loud : We are proud of not being proud ! », Böhmermann résume l’identité allemande depuis les débats sur la culpabilité des années 70 et met en scène le « patriotisme vis-à-vis de la constitution » (Verfassungspatriotismus) prôné par Habermas comme seul patriotisme envisageable pour cette nation problématique. Le clip insiste également sur la définition « Deutsch – freedom of speech ». Une satire visionnaire, puisque Böhmermann a précisément montré dans son clip sur Erdoğan les limites de la liberté d’expression, mais aussi, par les réactions que ce clip a suscitées, les limites dans la défense publique de la liberté d’expression.
Les leurres d’Angela Merkel
Annonçant la décision du gouvernement (mais en fin de compte, la sienne propre : c’est en effet à elle qu’est revenu de trancher le désaccord entre les deux partenaires de la coalition), Angela Merkel a tenu un discours en apparence clair et ferme, mais il s’agit en réalité d’un camouflage de la situation réelle, et il fait suite à une période de navigation à vue durant laquelle Merkel a fait savoir par son porte-parole qu’elle avait donné un avis très critique sur le « poème » lors d’une conversation téléphonique avec son homologue turc. Autrement dit, Merkel était déjà intervenue, en tant que chancelière, pour critiquer Böhmermann.
Dans sa conférence de presse du 15 avril, Merkel a joué de manière magistrale sur le besoin de l’Allemagne de se distinguer en tous points d’une dictature. Elle a en effet déclaré :
Dans l’État de droit, ce n’est pas l’affaire du gouvernement mais du parquet et des tribunaux d’examiner les droits de la personnalité et les autres limites à la liberté de la presse et de l’art […] [Dans cet État de droit,] autoriser la poursuite du délit spécifique que constitue l’outrage à des organes et des représentants d’états étrangers […] montre simplement que l’examen juridique est laissé à la justice indépendante et que ce n’est pas le gouvernement, mais les parquets et les tribunaux qui auront le dernier mot.
À première vue, une déclaration en faveur de la séparation des pouvoirs ; et pourtant, l’usage massif du terme « État de droit » dans son discours est un leurre, de même que l’affirmation que le gouvernement, en autorisant les poursuites, n’intervient pas dans le domaine de la justice. La presse allemande dans sa grande majorité a adopté et salué cette représentation. Pourtant, la prétendue « non-décision » du gouvernement est bien une décision à la fois juridique et politique. Juridique parce le gouvernement a implicitement jugé que les propos de Böhmermann n’étaient pas couverts par la liberté d’expression ; politique parce que le gouvernement a ainsi considéré qu’il était bien de son ressort de décider si la justice devait se saisir du cas.
D’ailleurs, il est difficile d’interpréter le §103 du Code pénal allemand autrement que comme une remise en question de la séparation des pouvoirs, puisqu’il demande précisément au gouvernement d’intervenir dans le champ juridique en autorisant des poursuites. Décider de l’appliquer constitue donc bien une intervention politique dans le champ juridique, d’autant plus qu’il aurait été tout à fait possible de considérer que, Erdoğan ayant déjà lancé une procédure comme personne privée, celle-ci était largement suffisante.
La manière dont cette décision a été présentée est typiquement merkelienne : annoncer que le §103 sera supprimé en 2018, mais l’appliquer quand même ; ménager la chèvre Erdoğan (si l’on ose dire) et le chou de l’État de droit pour des raisons de realpolitik qui ont tout à voir avec le maintien de bonnes relations avec la Turquie dans le cadre de l’accord sur les réfugiés. Merkel a également insisté, dans sa déclaration, sur l’inquiétude du gouvernement allemand face au traitement que subissent les journalistes en Turquie, et ce alors même qu’elle autorise Erdoğan à porter plainte en Allemagne exactement comme il le fait chez lui, et avec le même chef d’accusation. Il s’agit donc d’un bien mauvais coup porté aux opposants et à tous ceux qui sont poursuivis en Turquie.
Une provocation réussie
Par delà les désagréments que subit Böhmermann, actuellement protégé par la police, son émission a rempli son rôle, celui d’une provocation magistrale, d’une satire qui révèle que la réalité la dépasse, et de loin. Par son coup de pied dans la fourmilière, il a poussé Erdoğan à se montrer tel qu’en lui-même en dehors de son pays, mais aussi mis en lumière les priorités du gouvernement et certains mécanismes du discours public en Allemagne.
Il a montré les limites de la liberté de la satire en Allemagne, en rendant visible et tangible le caractère parfois vide de la formule incantatoire de la « liberté d’opinion et de la presse » ; il a contraint Angela Merkel à révéler, pas par ses paroles, mais par ses actes, l’ampleur des concessions qu’elle est prête à faire pour être débarrassée du « problème » des réfugiés. Alors même que les critiques de Böhmermann lui ont reproché le caractère inoffensif, voire vain de sa satire, accusée d’escamoter les vrais problèmes, Böhmermann a au contraire le don pour mettre le doigt là où ça fait mal, pour montrer, par le biais d’un « poème » censément vulgaire et insultant, où se situe la véritable obscénité.
Valérie Robert, Maître de conférences, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.