Timothy A. Mousseau, University of South Carolina
Il y a trente ans à Tchernobyl (Ukraine) – la région relevait à l’époque de l’Union soviétique – se produisait la plus importante catastrophe nucléaire de l’histoire. L’augmentation brutale et incontrôlée de la réaction nucléaire entraîna, le 26 avril 1986, l’explosion du cœur du réacteur, la destruction du bâtiment et un incendie du graphite du réacteur.
Dix jours durant, d’énormes quantités de rejets radioactifs furent relâchées dans l’atmosphère, contaminant de vastes zones en Europe et en Eurasie. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a estimé que Tchernobyl avait rejeté 400 fois plus de substances radioactives que la bombe qui s’abattit sur Hiroshima (Japon) en 1945.
Trois décennies plus tard, on détecte encore la présence de césium radioactif dans certains produits alimentaires. Et de vastes portions d’Europe centrale, de l’Est et du Nord, connaissent de tels taux de radioactivité que les animaux, plantes et champignons qui s’y trouvent ne sont absolument pas comestibles pour l’homme.
Comprendre les impacts de la radioactivité
La toute première bombe atomique explosa à Alamogordo, au Nouveau-Mexique, il y a plus de soixante-dix ans. Depuis, plus de 2 000 essais nucléaires ont été menés, relâchant des éléments radioactifs dans l’atmosphère. Et plus de 200 accidents plus ou moins graves se sont produits dans des centrales. Mais les experts continuent de débattre avec passion des conséquences sanitaires et environnementales de tels événements.
Ces dix dernières années, les biologistes ont cependant réalisé de considérables progrès pour rendre compte de la façon dont la radioactivité affecte les plantes, les animaux et les microbes. Mes collègues et moi-même avons étudié ces effets à Tchernobyl et à Fukushima ainsi que dans des régions naturellement radioactives du globe.
Nos travaux apportent des éclairages à la fois fondamentaux et inédits sur les conséquences d’une exposition régulière, sur plusieurs générations, à de faibles doses de rayonnements ionisants. Surtout, nous avons constaté que les organismes lésés par ces rayonnements l’étaient de multiples façons. Les effets cumulatifs de ces lésions entraînent un déclin des populations, impactant très négativement la biodiversité dans les zones les plus fortement exposées.
Des effets très importants à Tchernobyl
Dans la région de Tchernobyl, l’exposition aux rayonnements ionisants a provoqué des dommages génétiques et augmenté les taux de mutation pour nombre d’organismes. À ce jour, nous n’avons que très peu d’éléments montrant que certains d’entre eux pourraient évoluer pour devenir plus résistants aux radiations.
L’histoire de l’évolution des organismes est essentielle pour déterminer le degré de leur vulnérabilité au regard des radiations. Dans nos travaux, les espèces ayant montré au fil des années de hauts degrés de mutation – comme l’hirondelle rustique (Hirundo rustica), l’hypolaïs ictérine (Hippolais icterina) et la fauvette à tête noire (Sylvia atricapilla) – sont aussi celles dont les populations déclinent à Tchernobyl. Notre hypothèse est que les espèces diffèrent dans leur capacité à restaurer l’ADN ; ceci concerne à la fois les taux de substitutions nucléotidiques et la sensibilité à la radiation pour les zones étudiées à Tchernobyl.
Tout comme les survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, les oiseaux et les mammifères de la région souffrent de cataracte et présentent des cerveaux plus petits. Ce sont les conséquences directes de l’exposition aux substances radioactives présentes dans l’air, l’eau et la nourriture. Comme les personnes dont on traite un cancer par radiothérapie, la plupart des oiseaux ont des spermatozoïdes déformés. Dans les zones les plus touchées, près de 40 % des oiseaux mâles sont totalement stériles, ne possédant aucun sperme ou seulement des spermatozoïdes morts en période de reproduction.
Des tumeurs, vraisemblablement cancéreuses, s’observent sur les oiseaux présents dans les zones les plus irradiées. On constate de même des anomalies dans le développement de certaines plantes et insectes.
Étant donné le caractère évident de perturbations d’ordre génétique sur les individus, il n’est pas surprenant que les populations de nombreux animaux présents dans les zones les plus touchées aient décliné. À Tchernobyl, les principaux groupes que nous avons suivis s’avéraient moins nombreux dans les zones les plus contaminées. Ceci concerne les oiseaux, les papillons, les libellules, les abeilles, les sauterelles, les araignées ainsi que de petits et grands mammifères.
Les espèces ne montrent cependant pas toutes les mêmes tendances au déclin. Nombre d’entre elles, à l’image des loups, témoignent d’une densité de population intacte. Et quelques espèces d’oiseaux semblent plus abondantes dans les zones irradiées. Dans les deux cas, ces données nous informent sur les effets de l’absence de prédateurs pour ces espèces.
Il faut également souligner que de vastes portions de la zone d’exclusion de Tchernobyl sont actuellement peu contaminées, offrant un refuge pour de nombreuses espèces. Une étude publiée en 2015 décrit le gibier – sangliers et élans notamment – prospérant dans l’écosystème de Tchernobyl. Mais les conséquences des radiations étudiées en Ukraine et à Fukushima, au Japon, montrent que presque tous les organismes exposés en souffrent très sérieusement.
Il y a des exceptions : on sait que les antioxydants peuvent protéger l’ADN, les protéines et les lipides des agressions provoquées par les radiations ionisantes. Certains oiseaux ont ainsi pu s’adapter en modifiant la façon dont leur organisme utilise les antioxydants.
Des parallèles avec Fukushima
Nous avons récemment testé la validité de nos travaux conduits à Tchernobyl en les répétant à Fukushima. L’accident survenu à la centrale nucléaire nipponne en 2011 – qui provoqua la fusion du cœur de trois réacteurs – libéra un dixième de la quantité de déchets radioactifs rejetés lors de la catastrophe de Tchernobyl.
Nous avons trouvé globalement les mêmes tendances de déclin en matière de densité et de diversité de populations d’oiseaux, même si certaines espèces apparaissent plus fragilisées que d’autres. Nous avons également constaté le déclin de certains groupes d’insectes, à l’image des papillons, ce qui témoigne vraisemblablement de l’accumulation de mutations néfastes sur plusieurs générations.
Nos plus récents travaux menés à Fukushima ont bénéficié de méthodes d’analyses sophistiquées des doses de radiation reçues par les animaux. Dans notre plus récent article à ce sujet, nous nous sommes associés à des radioécologistes pour reproduire les doses reçues par quelque 7 000 oiseaux. Le rapprochement effectué entre Tchernobyl et Fukushima apporte la preuve que la radiation est la cause profonde des conséquences observées dans ces deux régions.
Certains membres des organismes de réglementation et de contrôle de la radiation ont été lents à admettre les nuisances des accidents nucléaires sur la faune. Ainsi, le Tchernobyl Forum, parrainé par l’ONU, a avancé l’idée selon laquelle l’accident nucléaire aurait eu des conséquences positives pour les organismes vivants dans la zone d’exclusion, car il n’y avait plus d’activités humaines. Un rapport récent du Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants prédit de son côté des conséquences minimes pour la faune et la flore dans la région de Fukushima.
Malheureusement, ces affirmations officielles s’appuient largement sur des prévisions théoriques, ignorant les observations empiriques menées sur la faune et la flore de ces régions. Nos recherches et bien d’autres ont établi que des animaux soumis à toute une série de stress dans la nature sont bien plus sensibles aux effets de la radiation que ce que l’on croyait. Si les études de terrain manquent parfois de certains paramètres essentiels à une expérimentation scientifique précise, ils compensent par une description bien plus réaliste des processus naturels.
En mettant l’accent sur l’étude de la radioactivité dans des conditions naturelles et en ayant recours à des organismes vivants, nous avons fait de nombreuses découvertes qui seront utiles lors de futurs accidents nucléaires ou d’une action terroriste à l’encontre d’une installation nucléaire. Cette connaissance est impérative si nous voulons protéger, au-delà des seuls êtres humains, les organismes vivants et les écosystèmes de la planète.
Plus de 400 réacteurs nucléaires sont actuellement en fonctionnement dans le monde, 65 nouveaux en construction et quelque 165 autres planifiés. Chaque centrale génère de grandes quantités de déchets nucléaires qu’il faut stocker pour des milliers d’années. Considérant tout cela, de même que la probabilité de futurs accidents et d’attaques terroristes, il est crucial que les scientifiques en sachent le plus possible au sujet des effets des pollutions nucléaires sur l’environnement. À la fois pour gérer les effets d’incidents futurs, évaluer scientifiquement les risques et accompagner le développement énergétique.
Timothy A. Mousseau, Professor of Biological Sciences, University of South Carolina
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.