Yves Meyer à Oslo pour recevoir le prix Abel.
Stéphane jaffard, CC BY
Stéphane Jaffard, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Chaque année, la Norvège récompense un mathématicien remarquable par le prix Abel, qui pallie l’absence de prix Nobel en mathématiques. Ce 23 mai, c’est un Français qui est célébré : le roi de Norvège a remis à Yves Meyer le prix Abel « for his pivotal role in the development of the mathematical theory of wavelets ». C’est-à-dire en reconnaissance de son rôle essentiel dans le développement de la théorie mathématique des ondelettes.
Qui est Yves Meyer ? Né en 1939, il a passé sa jeunesse à Tunis. Après des études brillantes à l’École normale supérieure, il enseigne trois ans en lycée, où il commença une thèse. Il est alors influencé par Jean‑Pierre Kahane, grande figure de l’analyse harmonique (ou « analyse de Fourier »). Ce domaine des mathématiques étudie la décomposition des fonctions comme superposition d’ondes sinusoïdales.
De cette proximité scientifique, Yves Meyer gardera une préférence pour la résolution de problèmes précis, l’étude d’objets mathématiques remarquables, plutôt que la construction de théories générales. Ultérieurement, Jacques-Louis Lions, fondateur de l’école de mathématiques appliquées française, le sensibilisera à la richesse du lien entre mathématiques et applications.
Quasi-cristaux
Une caractéristique d’Yves Meyer est son éclectisme dans le choix de ses thèmes de recherche. Jeune, il s’intéressa à l’interface entre l’analyse harmonique et la théorie des nombres. Ses premiers travaux ont ouvert la voie aux quasi-cristaux ; il s’agit de construire des pavages de l’espace avec des objets réguliers, et pour lesquels les pavages périodiques sont interdits. Ainsi, on ne peut pas paver le plan avec des pentagones réguliers, mais cela est possible avec des pentagones et des losanges. Ces travaux fondamentaux ont trouvé des applications inattendues en chimie.
En 1984, après avoir travaillé plus de 20 ans sur des questions très théoriques, Yves Meyer se lance dans une nouvelle aventure : les ondelettes. Cette théorie est basée sur l’intuition de Jean Morlet, ingénieur qui travaillait dans la détection pétrolière ; il étudiait les signaux obtenus en sismique par réflexion : une vibration émise vers l’intérieur de la terre se réfléchit sur les différentes couches du sous-sol ; le but est de reconstituer la nature du sous-sol à partir de l’étude de signal reçu.
Morlet proposait d’écrire ce signal comme somme de composantes élémentaires simples, toutes de même forme, et il formalise cette idée en collaboration avec le physicien Alex Grossman. Yves Meyer découvre leur article au hasard d’une discussion avec un collègue physicien autour d’une photocopieuse, et il perçoit immédiatement le lien avec les théories mathématiques qu’il avait précédemment explorées.
Il sera le catalyseur de cette aventure qui allait révolutionner le traitement du signal et de l’image, la statistique, et avoir une influence profonde sur l’ensemble de l’analyse mathématique. En effet, si les décompositions multi-échelles étaient un outil familier pour les spécialistes du traitement d’image (elles correspondent à l’idée naturelle d’une image observée simultanément à plusieurs résolutions), la formalisation mathématique qu’en donnent les bases d’ondelettes leurs donne une puissance incomparable ; une telle base a une structure algorithmique très simple : ses éléments ont tous la même forme, et se déduisent les uns des autres par une famille de translations-dilatations (on « joue à l’accordéon » avec l’ondelette de base).
En 1986, dans un article en collaboration avec Pierre-Gilles Lemarié, Yves Meyer construit les premières bases d’ondelettes régulières ; puis, avec Stéphane Mallat, il établit le lien avec les algorithmes pyramidaux utilisés auparavant en traitement du signal et de l’image. Son apport fondamental a été de comprendre la pertinence de cet outil dans de multiples problèmes mathématiques, et pour de nombreuses applications. À ses côtés, outre Mallat, qui introduisit les algorithmes de décomposition rapide, il faut citer Ingrid Daubechies qui découvrit les ondelettes à support compact, à l’origine des algorithmes numériques aujourd’hui utilisés.
Traitement du signal
Les décompositions en ondelettes sont devenues un outil incontournable en traitement du signal, de l’image et de la vidéo : elles ont permis la reconstruction des images floutées émises durant les premières années de fonctionnement du télescope spatial Hubble ; le standard JPEG 2000, utilisé comme norme en compression d’image, est basé sur une variante des bases d’ondelettes ; elles sont aussi présentes dans les formats de compression audio MP3 et MPEG2AA utilisés dans les iPod et iPhone. Enfin, en 2015, la détection de l’onde gravitationnelle générée par la collision de deux trous noirs a nécessité l’utilisation, dans l’algorithme numérique de traitement du signal, d’une autre variante des bases d’ondelettes.
Yves Meyer a toujours partagé sans compter ses idées et ses intuitions. Ainsi, l’émergence et le rayonnement actuel de l’école d’analyse mathématique espagnole doit beaucoup à l’aide fraternelle qu’il lui a constamment prodiguée. Il a été le centre d’un réseau où intervenaient des scientifiques issus de très nombreuses disciplines.
La science est aujourd’hui de moins en moins cloisonnée, et de grandes percées sont obtenues par mises en contact de communautés très différentes. Le succès des ondelettes, dont Yves Meyer a été le moteur, en est un exemple éclatant. Son parcours montre aussi que la distinction entre science fondamentale et appliquée s’est évanouie : il a donné la preuve que des idées profondes, qui ont montré leur pertinence sur des problèmes mathématiques théoriques, peuvent être la clef d’applications spectaculaires. Éloigné des chapelles et groupes de pression, il a toujours montré son attachement à la transmission de la science et aux valeurs d’humanisme et de tolérance qui y sont liées. À une époque largement repliée sur les seules valeurs matérielles, l’exemple d’intégrité intellectuelle qu’il donne n’en est que plus remarquable.
Stéphane Jaffard, professeur de Mathématiques, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.