François Delorme, Université Grenoble Alpes et Céline Louche, Audencia Nantes
C’est en 2014 que le Compte Nickel (CN), un service de compte bancaire alternatif, fut lancé ; soit six ans après la crise financière de 2008, six ans après l’affaire Kerviel. En juin 2016 c’est plus de 320 000 CN qui ont été ouverts ; sans publicité et sans dépense marketing. Un succès d’une ampleur inattendue. Un succès qui cache (ou fait ressurgir) peut être une question trop peu discutée : quel est le rôle et la place des banques aujourd’hui ?
Les débats qui ont suivi la crise ont porté sur le trading sans poser la question plus large du rôle de la banque dans nos sociétés actuelles. En effet, l’affaire Kerviel n’est pas un cas isolé. Des faits semblables, il y en a eu d’autres – UBS en 2011 ou encore J.P. Morgan en 2012 bien que dans des proportions toutefois moindres (mais est-ce important ?) – et il y en aura encore. En cas de nouveau problème systémique, que se passerait-il pour les comptes de M. et Mme Tout le Monde, qui n’y entend rien en matière de trading ?
Cela nous conduit à considérer les activités bancaires de base, celles d’un compte simple, permettant les opérations de la vie de tous les jours de tout à chacun. N’est-ce pas là une des fonctions attendue et essentielle des banques ? Malheureusement il nous semble que ce rôle basique se soit en quelque sorte perdu ou dissout dans la complexité du système devenu plus financier que bancaire.
Peut-être est-ce là le secret du succès du CN : un retour au service de base, compréhensible par tous, simple d’usage, et accessible.
De « No Bank » au « Compte Nickel »
Son premier nom devait être « No Bank », pour marquer sa différence avec le système bancaire classique. N’étant pas une banque, il n’était pas possible réglementairement de se prévaloir de ce nom, ni de faire un quelconque usage des deniers de ces clients… donc aucune activité de trading. Ce serait donc une solution intéressante et sans risque pour M et Mme Tout le Monde. Finalement, c’est le nom de « Nickel » qui a été choisi en référence à l’absence de découvert possible et frais limités rendant son fonctionnement simple, transparent et peu coûteux. En d’autres mots, “Nickel” comme le slogan d’origine, « 100 % utile, 0 % toxique » le laisse à penser.
CN offre des services bancaires de base, permettant des mouvements sur Internet, des achats avec la carte (en France et à l’étranger), des dépôts et des retraits.
Une des caractéristiques importantes de CN est qu’il s’ouvre non pas dans une banque mais chez un buraliste. En cinq minutes, avec une pièce d’identité, 20 euros et un téléphone pour recevoir le code de la carte, le compte est ouvert. Pas besoin de rendez-vous, de justificatifs et justifications, ni téléphone préalable à une plateforme.
Détoxication
Revenons rapidement sur la notion de toxicité. Il s’agit ici de mettre en évidence les pratiques bancaires alimentant la spirale des frais qui s’accumulent sur une population fragile. CN permet aux utilisateurs un contrôle de leurs frais, un auto contrôle de leur situation avec une solution simple et une autonomie : « on peut se débrouiller soit même » (témoignage d’un client CN). Pas de découvert, et pas de possibilité d’en avoir, donc pas de frais. Un SMS envoyé pour signaler qu’un prélèvement ne pourra pas être honoré, laissant du temps pour un crédit complémentaire.
Dans le rapport entre le banquier et le client, au-delà du coût financier, il y a une « toxicité » sociale. Comme l’explique Hugues le Brêt, co fondateur de CN :
« Ce qui coûte le plus cher, c’est de pousser le pas de porte d’une banque, et d’avoir un rapport complètement déséquilibré avec quelqu’un qui vous regarde de haut… C’est quelque chose qui n’est pas d’ordre pécuniaire, mais qui reste très lourd ».
Retour au quotidien et à la proximité
CN est distribué par les bureaux de tabac. Ce canal de distribution original est présent sur tout le territoire – souvent l’un des derniers commerces des villages désertés – et ouvert 7 jour sur 7. Il est perçu comme un acteur de la vie quotidienne avec qui un échange se crée, même très rapide, que ce soit lors d’un achat ou d’une opération sur le compte nickel. Ainsi se nouent des relations sociales avec ses clients qui lui restent fidèles.
En amenant CN chez le buraliste, le service bancaire devient un service de proximité dans un lieu qui est familier car quotidien. Comme le rappelle Pierre de Pertuis, un des fondateurs : « chaque jour, 13 millions de personnes passent dans un bureau de tabac ».
Il est donc en totale opposition avec le banquier et les banques qui ont des heures d’ouverture très limitées et entretiennent une certaine distance avec leurs clients (symbolisé par des espaces, des codes vestimentaires, un langage, des outils, une communication par plateforme).
Le rôle du buraliste est simple : il se contente de vérifier la pièce d’identité et la signature. Il n’a aucune visibilité sur le compte, son montant ou ses opérations. L’opération et la relation à l’argent en devient alors démystifiée.
Il est intéressant de constater que lors de nos enquêtes de terrain, les clients parlaient de leurs opérations à haute et intelligible voix (« je viens déposer 300 euros »). Au même titre que l’achat d’un paquet de bonbons ou d’un journal, le dépôt d’espèce ou l’ouverture d’un compte devient une opération banale.
Créer une communauté
Si CN est un compte sans banque, comme nous venons de le voir, il est aussi un compte sans banquier. Cet aspect est accentué par le fait que les utilisateurs se répondent entre eux via Internet et Facebook pour créer une communauté, d’ailleurs revendiquée par le Compte Nickel qui précise « la communauté vous répond ».
C’est là encore une différence avec les banques (qu’elles soient physiques ou en ligne), les clients s’entraident, et se parlent de leurs vies de tous les jours. Exemple de propos recueillis : « Qui a eu sa paye chez Manpower ? » ; « Bjr pouvez vous me dire si je vais percevoir la caf aujourd’hui. Je suis du 47. Merci » ; « Bonne journée à tous les nickels, ce soir week-end de 3 jours alors courage on y arrive ».
Service de base
Ceci nous amène à mettre en évidence la présence d’un service de base dans un lieu qui est familier car quotidien, avec un interlocuteur de la vie de tous les jours. Ce dernier ne porte pas de jugement sur le client.
Les études de terrain nous ont par ailleurs permis de constater à quel point la banque et le monde financier étaient rejetés, et loin du quotidien : « les banques c’est compliqué » (clients CN) ; « ras le bol » (clients CN) ; « on n’a aucune relation avec le banquier » (clients CN). Si CN était initialement prévu pour les exclus du système bancaire, fait est de constater que 19 % des clients ont un flux mensuel entrant supérieur à 2 000 euros et seraient donc éligible à une banque « classique ».
Au-delà d’être une banque pour les exclus bancaires, CN touche « toutes les couches de la société » comme nous a dit un buraliste. Lieu de revendication pour certain « Les citoyens doivent reprendre la société civile » (clients CN), « faire un pied de nez aux banquiers » (clients CN), lieu de liberté pour d’autres « avec le CN, j’ai personne en face de moi, donc tout va bien » (client CN), ou un allié pour la vie de tous les jours « un ami invisible » (client CN).
Au fond, CN nous amène à nous interroger sur la place du service bancaire de base dans le quotidien des banques et à l’essence même de leurs activités : gérer l’activité quotidienne des agents économiques. Ce caractère essentiel est renforcé par le fait qu’elle n’est plus nécessairement accessible dans une banque, mais dans un lieu qui lui est quasiment opposé, sans sas et espace cloisonné, avec une plage d’ouverture très large. Et en plus, c’est sans risque de trading.
François Delorme, Chercheur associé, sciences de gestion, CERAG, Université Grenoble Alpes et Céline Louche, Associate professor, Audencia Nantes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.