Jérôme Caby, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Jacky koehl, Université de Lorraine
Le football est le premier sport au monde, tant par le nombre de pratiquants que par sa popularité, comme l’atteste la Coupe du monde qui se tient actuellement en Russie. Mais ce n’est pas seulement une activité sportive, c’est également une activité économique à part entière. Décryptage à l’échelle des clubs de football européens cotés en bourse, grâce à l’analyse de leur situation financière.
Les joueurs millionnaires, des salariés justement rémunérés ?
« La coupe du monde de football commence demain et on va pouvoir regarder des millionnaires courir après un ballon. »
Cette phrase acide d’Anne-Sophie Lapix, présentatrice du journal télévisé de France 2, lui a valu de nombreux reproches des amateurs (susceptibles) de football. La journaliste a fini par présenter ses excuses, mais sa sortie souligne à quel point les salaires (parfois très élevés) des joueurs font polémique.
Cette inflation salariale est supposée se faire au détriment de la rentabilité des clubs, comme l’indiquent Luc Arrondel et Richard Duhautois dans leur ouvrage L’argent du football
« Le football est une des rares activités économiques dans laquelle la distribution de richesse se fait en faveur des salariés. »
Ils soulignent également qu’il ne s’agit pas d’une activité rentable, la plupart des clubs professionnels ne parvenant qu’avec difficulté à atteindre l’équilibre financier.
Des valeurs qui se chiffrent en milliards d’euros
Selon la dernière étude de KPMG parue en 2018 sur l’élite du football européen (The European Elite 2018, Football Clubs’ valuation), la valeur cumulée des 32 principaux clubs de foot européens est de 32,5 milliards d’euros.
Il existe même un indice boursier pour les clubs cotés en bourse : le STOXX Europe Football. Celui-ci réunit aujourd’hui 22 clubs (contre 37 en 2003), dont trois italiens, quatre turques, cinq danois, trois portugais et un français. La plupart des clubs anglais sont sortis de la bourse à l’exception de Manchester United, mais celui-ci n’appartient pas à l’indice car il est coté à New York.
Pour cette analyse, nous avons décidé de retenir six clubs, dans six pays les plus visibles en matière de football : l’Ajax Amsterdam (Pays-Bas), le Benfica Lisbonne (Portugal), le Borussia Dortmund (Allemagne), la Juventus Turin (Italie), Manchester United (Royaume-Uni) et l’Olympique Lyonnais (France). La diversité en termes de taille et de renommée permet d’élargir le panorama des situations financières. L’absence de l’Espagne s’explique par le fait que le pays n’a pas de club coté en bourse.
Des niveaux de chiffres d’affaires très variés
Le chiffre d’affaires de Manchester est le plus élevé de notre échantillon (c’est aussi le plus élevé d’Europe) et pèse près de trois fois et demie celui de l’Ajax, ce qui illustre la grande diversité des niveaux de ressources financières des clubs, qui à l’évidence ne se battent pas à armes égales.
Les revenus de transferts, un outil de flexibilité financière pour les clubs les moins riches
La cession de contrats de joueurs fait régulièrement l’actualité, avec des chiffres qui semblent parfois dépasser l’entendement. Les politiques en la matière sont contrastées : les cessions représentent 2 % des revenus pour Manchester, mais 49 % pour le Benfica. Si l’on compare les revenus nets des reventes de Manchester et de l’Ajax, on constate qu’il y a plutôt des clubs pourvoyeurs de joueurs (Ajax) et des clubs demandeurs (Manchester).
Si Manchester est un acheteur plutôt régulier à la hauteur de sa réputation dans le football européen, l’Ajax a des revenus plus irréguliers. Cela semble normal, car en s’appuyant sur un centre de formation de qualité (comme le fait l’Olympique Lyonnais), le club peut régulièrement faire mûrir des joueurs de talent qui pourront ensuite être cédés. Mais ce système ne fait pas des miracles chaque année, notamment parce qu’il faut quand même garder les joueurs formés au club suffisamment longtemps pour qu’ils puissent contribuer à sa réussite sportive.
Pour des clubs qui n’appartiennent pas à l’élite des dix meilleurs clubs européens (comme l’Ajax, l’Olympique Lyonnais ou le Benfica), c’est une variable de management financier qu’ils doivent utiliser avec beaucoup de doigté pour maintenir leurs équilibres financiers tout en ne sacrifiant pas la performance sportive. On notera que la Juventus, qui fait pourtant partie de ladite élite européenne, peut également recourir à cet outil pour préserver ses équilibres financiers quand c’est nécessaire.
Les droits télévisuels : un réacteur financier au service des clubs les plus prestigieux
Si l’on exclut du chiffre d’affaires les revenus de transferts de joueurs, on constate plusieurs phénomènes : la billetterie (et les activités annexes liées aux matchs) pèse en moyenne moins de 20 % de l’activité (Top 20) et, à l’exception de l’Ajax, cette part est homogène. Les recettes commerciales (partenariats, publicité, merchandising et autres) pèsent en moyenne 38 % (Top 20) avec une grande variété (de 26 % pour Benfica à 48 % pour Manchester United) sans que l’on puisse identifier une explication tenant aux statuts ou aux pays de rattachement des clubs. Enfin, avec 45 % en moyenne pour le Top 20, ce sont les recettes télévisuelles qui constituent le cœur de réacteur financier.
Or cette manne télévisuelle, versée par la Ligue de football nationale (pour le championnat national) et par l’UEFA (pour la Ligue des Champions et l’Europa League), répond à des critères de répartition qui favorisent les plus grands clubs.
Elle contribue ainsi à la stabilité, dans les compétitions internationales, des quelques clubs qui monopolisent les premières places des championnats nationaux et qui participent régulièrement à la ligue des champions et à ses phases finales. Même si tous ne se valent pas en termes de droits télévisuels, et s’ils sont issus de championnats nationaux aux attractivités très différenciées (Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie et dans une moindre mesure France pour les plus « vendeurs »).
Une exploitation et une rentabilité positives, sans excès et peu différenciées
La performance de l’exploitation des clubs est assez similaire en dépit de modèles économiques différents à l’exception de l’Ajax et de Benfica à la faveur de revenus de transferts élevés en 2016/17. Les clubs semblent rechercher un excédent raisonnable et ajustent leurs résultats en fonction des revenus/dépenses de transferts de joueurs et de leur performance sportive (droits télévisuels). Le tout se traduit par une rentabilité faible à modérée.
Des frais de personnel élevés, mais pas excessifs
Contrairement à l’intuition, les frais de personnel ne semblent pas peser un poids excessif pour une activité de service où ils sont au centre du processus de création de valeur (la performance sportive), sauf sans doute à la Juventus (ce qui explique vraisemblablement également la part importante dans le chiffre d’affaires des cessions de joueurs en 2016/17).
Des niveaux d’endettement plutôt raisonnables, mais variés
Si l’Ajax et le Borussia Dortmund ne sont quasiment pas endettés, il n’en va pas de même pour la Juventus, Manchester et l’Olympique Lyonnais, dans des proportions qui restent toutefois raisonnables. En revanche, Benfica sort de la norme. Comme ce dernier club est un plutôt un vendeur net de joueurs, ce n’est pas a priori la résultante d’une mauvaise gestion. Dans l’ensemble, on peut d’ailleurs constater que le soupçon souvent avancé d’un endettement excessif généré par l’achat de joueurs n’est pas confirmé.
Un système économico-sportif dual
In fine, les clubs analysés semblent tous très correctement gérés d’un point de vue financier même si la rente dégagée est relativement faible pour les actionnaires (mais après tout, s’agissant de sport est-ce bien nécessaire ?). C’est bien un subtil mélange entre intérêts sportifs et financiers qui semble guider le management des grands clubs européens.
Deux modèles économiques se dessinent. D’une part, les clubs de l’élite européenne qui tirent des revenus importants des droits télévisuels et des activités commerciales. Ils achètent des joueurs aux autres clubs pour satisfaire leur insatiable besoin de nouveaux talents sportifs. Le système de financement européen est construit sur mesure pour eux et pour assurer leur pérennité au sommet. Ce qui ne les empêche pas de demander plus, comme une ligue fermée pour éviter tout risque. Leur profil présente pourtant peu de risques si les clubs évitent les dérives financières…
Le second modèle concerne les clubs situés juste en dessous de l’élite. Eux doivent faire preuve de beaucoup de doigté dans leur gestion de l’équilibre entre objectifs sportifs et financiers. Leur profil est plus risqué : une non-qualification pour la Ligue des Champions compromet leur équilibre financier, et nécessite de vendre des joueurs pour y remédier. Ce qui rend plus difficile une qualification l’année suivante, et peut être le début d’un cercle vicieux… Nul doute que les compétences de leurs dirigeants sont mises à rude épreuve (tout comme leurs nerfs). Une situation d’autant plus tendue, sauf arrivée d’un investisseur particulièrement fortuné, dépensier et peu regardant sur le rendement financier, qu’il y a très peu de chances qu’ils rejoignent un jour l’élite…
Jérôme Caby, Professeur des Universités, IAE Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Jacky koehl, Maitre de Conférences Universite de Lorraine- Professeur ICN Business School, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.