Delphine Le Nozach, Université de Lorraine
Tout film a besoin de décor pour situer son action, faire évoluer ses personnages, tisser sa trame narrative. De ce fait, le territoire et la création cinématographique sont intrinsèquement liés. Cette relation fait aujourd’hui l’objet d’autorisations de tournage et de partenariats contractualisés. Le placement territorial filmique est par nature stratégique : il s’agit pour les collectivités d’attirer des tournages sur leurs terres, d’en percevoir les bénéfices économiques mais également communicationnels. Effectivement, au-delà des intérêts mercantiles, l’enjeu du placement filmique pour le territoire est un enjeu d’image, de diffusion voire de construction de son identité auprès des spectateurs.
Dans cette perspective, des opérations de ciné-tourisme sont organisées afin de valoriser le patrimoine territorial à travers le 7e art. Le projet « Les Bobines de l’Est » s’inscrit dans cette démarche en proposant un site web et une application mobile (disponible sur Androïd et sur iOS) dédiés à la présence de la région Lorraine au cinéma. Ces dispositifs culturels et touristiques ont pour objectif de mettre en synergie la création cinématographique en Lorraine et le rayonnement de son territoire.
Retracer l’histoire grâce au patrimoine cinématographique
Les liens entre le cinéma et le territoire se mettent en place dès les premiers temps du 7e Art. Dans les films tournés par les frères Lumière et leurs opérateurs à la fin du XIXe siècle, territoire et patrimoine régionaux sont exposés aux yeux des premiers spectateurs de cinéma. « La sortie des usines Lumière à Lyon » témoigne de leur volonté d’ancrer leur narration dans la ville. Si cette première vue est historiquement célèbre, de nombreuses autres restent confidentielles.
Les Lorrains savent-ils qu’une vue de cette époque est consacrée à Nancy ? Tournée en mars 1899 et intitulée « Nancy : Place Stanislas », elle cadre une porte en fer à côté de l’Hôtel de Ville. Le point de vue adopté permet d’entrevoir, dans la profondeur de champ, la place et la statue au centre de celle-ci. Ce plan-séquence fixe de quarante-deux secondes enregistre un ballet de passants seuls ou accompagnés, à pied ou en calèche.
Les Bobines de l’Est révèlent et valorisent cette pépite cinématographique de la « Ville aux portes d’or », aujourd’hui encore méconnue.
Notre recherche dévoile également qu’il faut attendre près de cent ans pour revoir la place Stanislas sur grand écran. En 1995, et en couleur, Régis Wargnier lui consacre les premières et dernières scènes de son film Une femme française. Lumineuse, filmée sous le soleil, nous voyons que son revêtement est brut – les pavés ont été retirés – et que les véhicules circulent le long des bâtiments. Les dorures des portes et grilles brillent sous la lumière.
L’inscription filmique du territoire participe à la construction de sa mémoire et constitue une archive historique du lieu. La présence cinématographique témoigne des différents aménagements mis en place au fil du temps. Si le film est un document historique, il offre également la possibilité de récréer le passé en composant une diégèse d’une autre époque.
Faire rayonner le territoire mis en scène dans le cinéma
Par l’image et le son, le film peut exposer un territoire et répondre à une volonté d’ancrage géographique de la diégèse. Nous observons alors que le territoire est représenté dans sa diversité – monstration de plusieurs endroits de la ville. Nous voyons également que le nombre d’occurrences de l’insertion filmique et que sa durée d’exposition dans le film sont importants.
Dans notre corpus sur la ville de Nancy au cinéma, les films Henry (Francis Kuntz, Pascal Rémy, 2010) et Il y a longtemps que je t’aime (Philippe Claudel, 2008) se déroulent entièrement dans la ville. Celle-ci accueille la plupart des scènes, construit l’identité des personnages et implante la narration dans un décor clairement affiché (dans l’image) et explicité (dans les dialogues).
Pour leur film Henry, Francis Kuntz et Pascal Rémy campent un personnage qui tient un magasin de musique rue Stanislas en plein cœur de la ville. Les réalisateurs insistent sur la localisation de la diégèse ; la ville de Nancy est omniprésente.
Des scènes clés du film se déroulent notamment sur la Place Stanislas de Nancy, place emblématique de la ville. Henry cherche à revendre une guitare de grande valeur qu’il a subtilisée à la mère d’un de ses amis défunts. Un client potentiel réside au Grand Hôtel de la Reine en bordure de la place. La scène se poursuit dans les pièces intérieures de l’hôtel, un décor conforme à la réalité. Manifestement, la localisation géographique de l’histoire a été pensée dès son écriture si bien que « les vagabondages dans Nancy sonnent à chaque pas comme un hommage à la ville » (La Semaine, 26 mars 2010).
Il y a longtemps que je t’aime (Claudel, 2008) permet une véritable exploration de la ville avec le personnage de Juliette. En effet, celle-ci (interprétée par Christine Scott Thomas) arrive en Lorraine au début du film invitée par sa sœur Léa (Elsa Zylberstein) et ne connaît pas la ville. Léa enseigne au Campus Lettres et Sciences Humaines de Nancy ; deux scènes se passent au parc de la Pépinière ; les sœurs partagent un moment de complicité à la piscine Nancy-Thermal ; Juliette se promène dans le centre-ville de Nancy, visite le musée de Beaux-Arts et se détend dans plusieurs cafés de la ville.
Ces géolocalisations explicitent dans les films se prêtent aisément à l’établissement d’une visite de la ville sous l’angle du cinéma. Notre application permet de tracer des parcours à partir des lieux de tournage d’un ou plusieurs films.
Mettre en lumière une présence filmique difficilement identifiable
Parfois beaucoup plus discrète, la présence du territoire au cinéma peut se limiter à un décor, à une insertion contextuelle (Le Nozach, 2013) qui, bien qu’elle offre un environnement réaliste et vraisemblable à la scène filmique, demeure indécelable.
Par exemple, dans Tous les soleils (2011), le réalisateur Philippe Claudel occupe les locaux de la Maison des Jeunes et de la Culture Lillebonne de Nancy le temps de quelques séquences. La salle de la MJC, relativement commune, ne permet pas l’identification du lieu. Les connaisseurs reconnaîtront néanmoins l’escalier intérieur du bâtiment mais cet arrière-plan ne suffit pas à inscrire symboliquement ses scènes dans le patrimoine culturel nancéien.
Autre cas avec le film L’amour braque (Andrzej Zulawski, 1985) dont l’intrigue débute au cœur de Nancy. Quatre gangsters braquent une banque avant de rejoindre la gare et de quitter la ville à bord d’un train. Ici encore le réalisateur n’a pas précisé la géolocalisation diégétique. Le décor fait de la figuration dans l’image filmique.
Lorsqu’il filme le parc de la Pépinière à Nancy pour Une enfance (2015), Philippe Claudel montre le marchand de gourmandises et la roseraie situés au centre du parc.
En moins d’une minute, le réalisateur présente le lieu comme un havre de paix, comme une parenthèse enchantée dans le quotidien de ses protagonistes. L’insertion visuelle du parc de la Pépinière n’est pas assortie de mention orale. Il est donc probable que le public n’identifie pas nécessairement le territoire nancéien.
Pour Bye Bye Blondie (2012), Virginie Despentes choisit d’utiliser le placement territorial pour caractériser son personnage de Gloria (adulte) interprété par Béatrice Dalle. Artiste sculpteur, Gloria « porte une énergie de vie destroy » (dossier de presse du film). La réalisatrice place son personnage au Totem à Nancy, art factory dédié à la création. Dans cet exemple comme dans les précédents, ce n’est pas tant la ville de Nancy qui est placée qu’un lieu particulier de celle-ci.
Si les réalisateurs ne donnent pas toujours les indices suffisants pour s’assurer la reconnaissance du territoire, les dispositifs communicationnels créés par Les Bobines de l’Est permettent de valoriser cette intégration filmique auprès des résidents, des touristes mais également des professionnels du secteur. Il s’agit de faire découvrir les ressources de la région en mettant en avant ses atouts et la diversité de ses ressources tant naturelles, culturelles que patrimoniales.
Delphine Le Nozach, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.