Film de Yannick Kergoat coécrit avec Denis Robert, « La (très) grande évasion » décortique les mécanismes de la fraude fiscale. Un documentaire instructif mais un peu démoralisant.
Ceux qui pratiquent l’évasion fiscale la considèrent comme un « sport ». Mais un sport réservé aux riches, gros actionnaires et gros propriétaires, grandes fortunes et grandes entreprises. « La (très) grande évasion » (sortie le 7 décembre), documentaire réalisé par Yannick Kergoat (qui avait tourné « Les nouveaux chiens de garde ») et coécrit avec Denis Robert, explique clairement le règles de ce sport de riche, où ce sont toujours les tricheurs qui gagnent. Produit grâce à une campagne de financement participatif, et avec le soutien de la Région Grand-Est, ce film raconte combien le capitalisme est devenu « incontrôlable », et comment une « mafia financière » sans scrupules dispose de moyens accrus pour « tricher ».
En ouverture, on retrouve la désormais fameuse phrase d’Emmanuel Macron, affirmant aux professionnels de la santé, désespérés par le manque de moyens de l’hôpital public, qu’il « n’y a pas d’argent magique ». Un argument répété pendant des décennies par les politiques, évoquant dans la foulée le poids de la dette, le déficit de l’Etat, celui des comptes sociaux… C’était avant la crise sanitaire du covid. Depuis, pouf, baguette magique ! Finalement si, de l’argent est apparu pour soutenir l’économie et les entreprises alors que le pays était à l’arrêt, en confinement.
La mondialisation de « l’optimisation »
Lors de la crise financière de 2008, déjà, de l’argent était miraculeusement sorti de la boîte lorsqu’il s’agissait de sauver les banques de la faillite. Dans de grandes déclarations, des chefs d’Etat, dont Nicolas Sarkozy, désignaient l’ennemi international : les paradis fiscaux. Promis, craché, juré : on allait mettre fin à l’évasion fiscale, mettre fin au secret bancaire en Suisse, mettre fin à la disparition de tout cet argent. Même pas caps ! Non, définitivement pas caps, les révélations des Panama Papers, des LuxLeaks, démontraient que les tricheurs savaient toujours tricher.
Le documentariste Yannick Kergoat met en scène des spécialistes, économistes, magistrats, universitaires… devant un décor paradisiaque, la mer, le soleil, les cocotiers… Mais non, tous les paradis fiscaux ne sont pas des îles ; sans plages, certains Etats américains ou le paisible Luxembourg sont effectivement un éden pour fraudeurs. Les listes officielles répertoriant ces oasis sont d’ailleurs très fluctuantes. Avec des séquences d’animation très didactiques, des schémas très clairs, ce film décortique les mécanismes de la fraude, la mondialisation de « l’optimisation » fiscale, le rôle des filiales bancaires, holdings, sociétés écrans, et le parcours de cet argent disparu…
Un scandale que dénonce également l’ancien juge Renaud Van Ruymbeke dans un livre, « Offshore, dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux » (Editions Les Liens qui libèrent) ; il y a plus de vingt-cinq ans, le magistrat était avec Denis Robert à l’origine d’un Appel de Genève, regrettant déjà l’impuissance de la justice à lutter contre les malversations financières.
L’habileté et la mauvaise foi
« La (très) grande évasion » est un documentaire très instructif, épicé de ce qu’il faut d’humour et d’ironie pour faire passer le message. Mais après l’efficace démonstration, on ne peut s’empêcher d’être un peu désemparé et démoralisé par l’habileté et la mauvaise foi des tricheurs, alors qu’il n’y a jamais eu autant d’argent placé offshore : chaque année 600 milliards délocalisés par les multinationales, de 80 et 100 milliards fiscalement évadés du territoire français. Des évaluations hypothétiques, des montants qui ne représentent rien pour les citoyens dont le pouvoir d’achat est érodé par l’inflation, et les droits sociaux (retraite, chômage…) menacés par le libéralisme.
Si ce n’était pas si scandaleux, ce serait presque trop facile d’évoquer les propriétés du couple Balkany, ou de montrer Jérôme Cahuzac mentant éhontément à l’Assemblée nationale ou discourant à un colloque consacré à « la lutte contre la fraude fiscale ». Yannick Kergoat ne s’en prive pas, et rappelle que la pandémie a rendu les riches encore plus riches : quelques actionnaires de laboratoires pharmaceutiques figurent désormais dans la liste des nouveaux milliardaires. Quant aux pauvres, ils sont bien sûr plus pauvres.
Patrick TARDIT
« La (très) grande évasion » un documentaire de Yannick Kergoat (sortie le 7 décembre).