L’exposition « David Bowie is… » dans l’oeil de Rémi Malingrëy.
Rémi Malingrëy
Gaëlle Crenn, Université de Lorraine
Un an après, Rémi Malingrëy a porté un regard graphique et personnel sur cet article.
Plus de trois ans après son lancement à Londres, poursuivant sa tournée au Japon, l’exposition « David Bowie is » s’apprête à revenir en Europe au Museo del Disseny de Barcelone en mai 2017. Avec plus d’un million et demi de visiteurs au cours de son tour du monde, elle a pulvérisé le record de fréquentation des expositions du Victoria and Albert Museum. Un film éponyme tiré de l’exposition poursuit par ailleurs sa carrière dans les salles. Un an après la disparition de l’artiste, plus que jamais, David Bowie is… among us.
À l’annonce de la mort de David Bowie le 10 janvier 2016, le site Internet du musée de Groningue (Pays-Bas), qui présente jusqu’au 10 avril 2016 l’exposition « David Bowie is » a été indisponible pendant une demi-journée en raison d’une affluence exceptionnelle.
Dans le hall du musée a été installé sur une petite table blanche toute simple, devant le portrait en grande taille de l’artiste, un livre de condoléances orné d’un ruban noir. Des visiteurs sortent en larmes de leur visite.
La rétrospective-collector devient mausolée
Depuis la mort de l’artiste, l’exposition a changé de sens : de rétrospective consacrée à « l’icône du monde de la culture post-moderne », elle est devenue mausolée. Mais il est étonnant d’observer que c’est par paradoxalement souvent par la mise en scène de son absence même que l’exposition rendait sensible la présence de l’artiste.
Produite par le Victoria and Albert Museum de Londres, l’exposition « David Bowie is » a été conçue sans la participation de Bowie, mais sur la base des archives que l’artiste lui-même a constituées, et qu’il a ouvertes aux conservateurs du musée. Après son succès à Londres elle a été présentée à Sao Paulo, Chicago, Paris, Melbourne, et après les Pays-Bas, partira pour le Japon.
Pour l’artiste, qui orchestrait méticuleusement ses apparitions médiatiques, l’exposition représentait une opportunité de régir sa présence sur une autre scène médiatique. Quelles sont plus précisément les présences de David Bowie dans /par l’exposition ? À l’heure de la disparition de l’artiste, il est intéressant de (re) considérer comment l’exposition parvient à montrer ce qui est absent.
Bowie premier collectionneur de lui-même
David Bowie avait constitué de longue date sa propre archive, au besoin en rachetant sur le marché des pièces le concernant. Premier collectionneur de lui-même, il avait rassemblé 75 000 objets, dont 60 000 photos. Dans une section consacrée aux transgressions des frontières de genre opérées par Bowie, illustrée par des costumes, est exposé dans une petite vitrine de plexiglas conçue à la mesure de l’objet un kleenex utilisé par Bowie portant des traces de rouge à lèvres : clin d’œil au fétichisme des fans, du musée et du collectionneur-sujet de l’exposition lui-même.
S’il l’a rendue possible en ouvrant ses archives, l’artiste n’a cependant pas participé à la conception de l’exposition, ni contribué au contenu par des entretiens. Par cette posture, Bowie se rend présent et autorise cette manifestation à sa gloire tout en restant absent. Les concepteurs de l’exposition reconnaissent d’ailleurs l’efficacité de la stratégie d’exposition médiatique adoptée par Bowie : un panneau mentionne que « Bowie n’a jamais été aussi présent que depuis qu’il a décidé de ne plus apparaître dans les médias ».
La présence de l’artiste, que le titre même de l’exposition énonce fondamentalement, est rendue sensible dans l’exposition par des moyens multiples : par sa voix, premier élément que le visiteur entend dans l’audioguide en entrant dans l’exposition ; par les vidéos d’entretiens ou de performances. C’est surtout par la présence de mannequins à son effigie portant ses costumes que la présence de Bowie s’impose aux visiteurs. Tous les mannequins, certains montés sur des socles ou des estrades, d’autres présentés à la hauteur des visiteurs, sont des succédanés de présence, qui permettent aux visiteurs de détailler les costumes, mais aussi d’éprouver une présence physique : se rendre compte de la taille – étonnamment menue- de l’artiste, scruter les traits du visage. Dans cette succession d’incarnations, certains mannequins disposés au sol, sans vitrines, (notamment dans la section consacrée aux années berlinoises) peuvent être approchés de près, de façon à simuler une rencontre face à face.
De l’anonymat à l’apothéose de présence
Paradoxalement, cette présence démultipliée a tendance à se dissoudre dans une sorte d’anonymat. La litanie des mannequins identiques tend à redonner à la fin au visage un aspect générique. Bowie redevient anonyme et disparaît dans la multiplication de ses pâles sosies. Aux côtés de cette présence ubiquitaire mais affadie, se manifestent d’autres présences, spectaculaires et diffractées. Le passage de Bowie, période Ziggy Stardust, à l’émission Top of the Pop, le 6 juillet 1972, fit pénétrer le monde de l’artiste dans les foyers anglais. Pour évoquer ce moment emblématique, l’extrait télévisé, est projeté en boucle, plus grand que nature, sur une mosaïque de miroirs, autour d’un mannequin portant le mythique costume du show. La présence de l’artiste, démultipliée par les pans de miroirs qui renvoient à l’infini la silhouette, devient hyperréelle. Cette station de l’exposition fascine les visiteurs, qui, littéralement absorbés par le dispositif, restent figés de longs moments dans la contemplation.
La dernière salle du parcours cherche à conclure l’expérience par une apothéose de présence. Se visitant cette fois sans audioguide, elle vise à donner aux visiteurs le sentiment d’immersion dans une salle de concert. Pour cela, des écrans couvrent toute la hauteur des murs, et la salle est agrémentée d’estrades où sont disposés des mannequins costumés, tandis que d’autres se trouvent à diverses hauteurs, dans des niches situées derrière les écrans (un rétroéclairage cadencé permet de les révéler pour un moment, avant de revenir à la projection de concert). Les extraits de concerts, plus grands que nature, où les vues de l’artiste alternent avec celles de l’audience, donnent une sensation de plongée dans l’ambiance des concerts et de fusion avec les spectateurs. Au point que l’on en oublie presque l’artiste, au profit de la célébration de la communion avec les foules…
L’exposition-cénotaphe, ultime coup de génie
Enfin, dans une section consacrée à l’impact de Bowie sur les artistes, le visiteur se trouve face à un mannequin de Bowie couché dans un cercueil. Il porte une reproduction du costume de Ziggy Stardust en tissu liberty. L’assistant conservateur K. Johnson explique dans le film de l’exposition « David Bowie is » qu’il a souhaité ainsi évoquer par ce « sarcophage » la « mort » de Ziggy Stardust, moment dont rupture dont il souhaite donner une lecture « dramatique ».
Si cette mise en scène traduit avec force le processus de réinvention de l’artiste à travers des avatars successifs, la présence de l’effigie de l’artiste mis en bière prend, avec sa mort, le sens d’une funèbre anticipation. Mettant le visiteur en présence de l’artiste dans un cercueil, le dispositif met ainsi en scène sa disparition, faisant dès lors du musée un véritable mausolée, ce dont il n’est, en fait, jamais si éloigné.
A travers ses dispositifs scénographiques, l’exposition organise ainsi une tension entre l’imposition du corps spectaculaire de David Bowie (omniprésent, démultiplié, diffracté) et sa disparition, littéralement par sa mise en cercueil, qui donne dès lors l’impression que la fin de l’artiste avait été pressentie. La fiction (l’exposition) rattrape alors la réalité. Elle la dépasse même, car Bowie ayant mis en en scène ses propres funérailles et escamoté sa dépouille pour que ne survive que son œuvre, c’est l’exposition qui devient, au sens propre et figuré, l’unique « tombeau de l’artiste ». Peut-on penser que David Bowie lui-même aurait pensé à faire exécuter cette apparition ultime à l’approche de sa fin réelle ? L’exposition-cénotaphe serait alors à considérer comme l’ultime coup d’un maître des apparences.
Gaëlle Crenn, Maitre de conférence Info-Com, CREM, IUT Nancy Charlemagne, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.