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Les journalistes, des salariés pas tout à fait comme les autres

Camille Dupuy, Université de Rouen Normandie

Plateau –vide–d'iTélé
Plateau vide d’iTélé (Bapti/Flickr, CC BY)

Alors que la reconduction de la grève pour le 10e jour consécutif a été votée par plus de 83 % de la rédaction d’iTélé mercredi 26 octobre, le lien entre les journalistes et leurs financeurs interroge. Si l’arrivée de l’animateur Jean-Marc Morandini sur la chaîne a constitué l’élément déclencheur de la mobilisation, c’est plus largement la main mise de l’actionnaire sur la ligne éditoriale qui fait grincer.

La reprise en main au printemps dernier du groupe Canal+ (dont fait partie iTélé) par un capitaine d’industrie déjà milliardaire – Vincent Bolloré – peut étonner quant à la confusion des genres. Elle s’inscrit pourtant dans un mouvement plus général de rachat des entreprises médiatiques par des grands patrons – Dassault, Drahi, Lagardère et les autres.

Celui qui sera en 1945 le premier directeur du Monde – Hubert Beuve-Méry –, s’interrogeait déjà suite à sa démission du journal en 1934 sur les rapports ambigus entre la presse et l’argent.

À iTélé, les journalistes se battent pour que leur propriétaire s’engage à respecter des principes déontologiques qui seraient inscrits dans une charte et opposables devant un comité d’éthique. « Notre métier repose sur la crédibilité. Celle d’une rédaction, celle de ses journalistes. Sur notre image. Sur une déontologie. C’est notre bien commun », rappelle les journalistes d’iTélé dans un communiqué paru le 7 octobre dernier.

Mais en travaillant pour des entreprises soumises aux logiques de profits, les journalistes peuvent-ils exercer leur travail en toute indépendance ? Ces professionnels singuliers, ce sont avant tout des salariés comme les autres, comme je l’explique dans un ouvrage récent : soumis aux mêmes contraintes gestionnaires et économiques. C’est alors la question de l’indépendance des journalistes dans un système économique capitaliste que pose plus fondamentalement le cas iTélé aujourd’hui.

Des journalistes indépendants mais subordonnés

Malgré une crise de confiance du public envers les journalistes, une information de qualité est toujours considérée comme un instrument potentiel de développement culturel et de démocratie. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias » sont ainsi inscrits dans la Constitution française.

Cette responsabilité est exercée par les journalistes, détenteurs d’un « quatrième pouvoir ». Leur profession renvoie ainsi à une dimension enchantée d’un travailleur particulier : « Il est la voix des hommes sans voix et, pour le démocrate, le défenseur naturel de la liberté » écrivait Denis Perier Daville, ancien rédacteur du Figaro et grande figure du syndicalisme journaliste

Juridiquement pourtant, le journaliste est un simple salarié d’une entreprise d’information. Il est défini dans le Code du travail comme un salarié

« qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ».

En 2015, 35 928 requérants se sont vus reconnaître cette qualité de « professionnel » par une commission paritaire. Ces salariés exercent dans un secteur économique dont les conditions se dégradent, en prise avec des restructurations et de nombreux licenciements collectifs, comme en témoigne le baromètre social publié annuellement aux Assises internationales du journalisme.

Face à cette situation économique difficile, face aux pressions de leurs propriétaires, les journalistes apparaissent comme des salariés appartenant à une entreprise, situation analogue à celle des ouvriers de l’automobile ou des cheminots. Comme eux, ils cherchent à conserver leur emploi et à assurer la poursuite de l’entreprise.

Aucune garantie, aucune protection

Pourtant, les journalistes cherchent depuis longtemps à se voir reconnaître des protections spécifiques qui leur permettraient d’exercer leur activité en pleine autonomie, tout en étant des salariés subordonnés à un employeur. De multiples tentatives se sont succédé pour résoudre cette ambivalence d’un salariat indépendant.

Certains souhaitent – depuis 1928 et Léon Blum – que les entreprises de presse bénéficient d’un statut particulier. Sans devenir des entreprises publiques, elles ne seraient plus tout à fait des entreprises privées. L’histoire est ponctuée de propositions de statuts pour l’entreprise de presse, dont aucune n’a abouti. La dernière proposition de loi en date, « relative à la reconnaissance du Conseil de rédaction », déposée en 2014 dénonçait une situation dans laquelle « l’éthique journalistique [serait] piégée par la réalité capitalistique ».

En parallèle, des économistes se sont penchés sur cette question pour proposer à leur tour un statut pour l’entreprise de presse. En s’inspirant du modèle des grandes universités américaines, Julia Cagé propose par exemple l’instauration d’un « statut de société de média à but non lucratif » qui permettrait de « limiter la toute-puissance des très gros actionnaires ».

Quel cadre – éthique et juridique – pour la profession ?

D’autres pensent que c’est dans l’éthique et la déontologie que se trouve la solution. La création d’un Observatoire de la déontologie de l’information (à l’initiative de l’Association de préfiguration d’un conseil de presse) dont les rapports annuels reçoivent un très bon accueil, est un premier pas.

Mais l’avancée vers une instance éthique est âprement discutée : comment concilier autonomie et relations hiérarchiques ? Quelle place donner au public dans la régulation des journalistes ? Au niveau des entreprises, une loi dite « loi anti-Bolloré » a été récemment adoptée qui les oblige à adopter une charte déontologique négociée par les représentants de la direction et des journalistes. Cependant, les syndicats de journalistes ne s’en satisfont pas : l’éthique ne peut varier d’une entreprise à l’autre.

Ainsi, ces tentatives pour encadrer collectivement ce monde de production se sont toutes soldées par des échecs. Malgré son rôle en démocratie, l’indépendance du journaliste n’est pas institutionnellement protégée. Le principe selon lequel un journaliste « ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle » fait tout juste son apparition dans la loi. Il est urgent de trouver le moyen d’assurer l’indépendance de cette profession salariée.

Des combats syndicaux

En attendant, et même en l’absence de ces protections formelles, les salariés mènent le combat dans leurs rédactions pour préserver ou conquérir leur indépendance. Ils se mobilisent collectivement pour défendre leur autonomie professionnelle, comme c’est le cas en ce moment à iTélé : discussions, négociations mais aussi communiqués, manifestations, grèves, etc. Pour cela, les journalistes se rassemblent dans une multiplicité de structures de manière à défendre collectivement leur statut de salarié mais aussi pour se ménager des marges d’action et des espaces d’autonomie.

À iTélé, par exemple, c’est tout d’abord la société de journalistes qui lance l’alerte, soutenue par celles d’autres titres (Radio France, Mediapart, Le Monde, Libération, L’Obs). Ces structures ad hoc regroupent tous les membres de la rédaction d’un titre et défendent leurs intérêts propres. Elles œuvrent dans les entreprises aux côtés des syndicats, et notamment du syndicat national des journalistes (SNJ) – le premier syndicat de la profession – et des institutions représentatives du personnel.

Comme mes enquêtes dans différentes rédactions en crise (au Monde, à l’AFP, au Monde Interactif) l’ont montré, même si les journalistes ne bénéficient pas de protections spécifiques, ils parviennent – dans certains cas – à résister et à s’opposer à leurs directions ou à leurs actionnaires, à défendre leur autonomie professionnelle, à ne pas tout accepter. Comme dans d’autres secteurs en crise, les salariés disposent de capacités pour s’opposer malgré leur position subordonnée. Le bras de fer engagé à iTélé n’est pas perdu d’avance, même face à un adversaire de cette taille.

The Conversation

Camille Dupuy, Maître de conférences en sociologie, Université de Rouen Normandie

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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