« Si j’étais tout à fait pessimiste, je ne ferais pas de films », confie le cinéaste, qui signe une œuvre déchirante, « Gloria Mundi », où s’entrechoquent deux cultures, deux générations, la solidarité des aînés et l’égoïsme des plus jeunes.
L’Angleterre a Ken Loach, la France a Robert Guédiguian. Deux cinéastes toujours aussi engagés, toujours aussi clairvoyants sur les travers de notre société, surtout quand celle-ci est devenue complètement uberisée. C’est avec une superbe séquence de naissance que s’ouvre « Gloria Mundi », le nouveau film de Guédiguian (sortie le 27 novembre), la naissance d’une jolie petite Gloria, qui doit bien sûr son prénom au personnage incarné par Gena Rowlands dans le film de John Cassavetes. Gloria, qui arrive dans une famille recomposée, « aussi fragile qu’un château de cartes ».
Cette famille est jouée par l’habituelle bande à Guédiguian, dont Ariane Ascaride bien sûr (qui a reçu pour ce film le Prix de la meilleure actrice à la Mostra de Venise), Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan… qui ont cet engagement commun à travers tous ces films ensemble, « Marius et Jeannette », « A l’attaque ! », « La ville est tranquille », « Mon père est ingénieur », « Lady Jane », « Les neiges du Kilimandjaro », « La villa »… « Un point de résistance», estime Darroussin : « C’est l’entretien de notre maison commune, le fait d’être attentionnés à ce que nous ne nous effilochions pas, il y a l’idée de continuer, d’être solidaire, notre petit artisanat peut continuer à fonctionner », dit le comédien.
Dans cette famille, Sylvie et Richard (Ariane Ascaride et Jean-Pierre Darroussin) forment un vieux couple. Dans des bureaux, des bateaux de croisière, elle tient l’ingrat boulot de femme de ménage, n’a plus vraiment l’âge de s’user encore au travail, refuse de faire une grève pour quelques €uros de plus ; lui est conducteur de bus urbain, et « un homme extraordinaire », lui assure son épouse : « Chez lui, il y a des racines morales », dit Darroussin. Il y a aussi l’ex-mari de Sylvie, Daniel (Gérard Meylan), grand-père de Gloria, taulard qui sort de prison après une longue peine.
« Le capitalisme triomphant a fini par triompher du peuple »
Et puis il y a deux couples de jeunes gens, les filles de Sylvie et leurs mecs, Lola Naymark et Grégoire Leprince-Ringuet, Anaïs Demoustier et Robinson Stévenin (parents de Gloria). L’un pour qui ça roule, et qui manie du cash grâce à un magasin de revente d’objets ; l’autre pour qui c’est la galère, vendeuse en cdd et chauffeur uber. Pas le temps d’être aimable, tous veulent être « des premiers de cordée », réussir à tout prix, y compris exploiter des moins bien lotis que soi, aveuglés qu’ils sont par l’argent, la performance, les notes et les étoiles.
Les « anciens » ont sauvegardé la tendresse humaine des braves gens : « On est restés sur des mythologies, des références, des racines. On est d’une génération où on pouvait espérer dans l’avenir, on sentait que tout était possible », constate Darroussin. Les jeunes sont écrasés par « la chape de plomb de la mondialisation » et « toute cette merde de notre époque » (fric, numérique, drogue, porno…) . « Le capitalisme triomphant a fini par triompher du peuple. Il n’y a pas d’unité, pas de lien, pas de projet commun, tout ça s’est construit sur des sentiments de crise, d’angoisse. A force de cliver et de dresser les gens les uns contre les autres, il n’y a plus de peuple, c’est trop fragmenté. Et s’il n’y a plus de peuple, il n’y a plus de démocratie », ajoute le comédien.
Bien sûr, c’est à Marseille qu’est née et habite Gloria, mais c’est un nouveau quartier que filme cette fois Guédiguian, où cadres sup, touristes et migrants empruntent les mêmes trottoirs. « Dès le début du film, on s’est dit qu’on allait tourner dans le dernier quartier qui est né à Marseille, avec ces deux tours, c’est le nouveau visage de Marseille. La consigne c’était : pas un seul décor à l’Estaque », précise le cinéaste.
Guédiguian continue le combat, contre l’égoïsme, le capitalisme, l’injustice… Et dresse un terrible constat sur la société contemporaine, la disparition des « relations fraternelles, conviviales et solidaires », et le règne du « froid intérêt, le dur argent comptant ». Une musique mélancolique enveloppe ce récit déchirant jusqu’à un final implacable, comme frappé par la fatalité des destins. C’est un dernier haïku, rédigé par l’ex-prisonnier, qui clôt ce film de résistance qu’est « Gloria Mundi » : « J’avais beau arracher les aiguilles de ma montre, le temps ne s’arrêtait pas ».
Robert Guédiguian : « Les choses peuvent changer »
« Gloria Mundi » débute avec une naissance, avec de l’optimisme donc, mais votre film l’est quand même beaucoup moins ensuite…
Robert Guédiguian : Oui mais si j’étais tout à fait pessimiste, je ne ferais pas de films, donc continuer à intervenir c’est la preuve que je pense que les choses peuvent changer. On peut intervenir, on peut dénoncer en espérant que ça agitera les consciences, que ça fera bouger les choses, les idées chez les gens, et que ça adhère un peu.
Il y a une dimension religieuse, presque pasolinienne, dans votre film ?
C’est la résistance dans la dimension religieuse. Je crois que depuis toujours ces deux choses-là sont très liées chez moi, j’ai une passion pour Pasolini. D’une manière très abstraite, on dit que la croyance s’oppose à la pensée, je crois qu’il faut les deux, je crois vraiment qu’il faut croire et penser en même temps. Croire en un autre monde, par exemple, une autre société. Dans une image, dans un texte, il y a autre chose que le factuel de ce qu’on voit.
Vous parlez de croyance, mais cette jeune génération que vous montrez ne croit plus en rien, sinon en la réussite individuelle et matérielle ?
C’est sûr. Ils ne croient en rien du tout. Ils ne sont pas du tout idéologisés, ni politisés, effectivement ils ont absorbé certaines propositions d’aujourd’hui, ils ne veulent pas être locataires mais propriétaires, ils ne veulent pas être salariés mais patrons, c’est quand même un drôle de monde. Ils sont fortement aliénés, ils n’ont aucun point de vue sur rien.
Vous trouvez ça triste cette génération qui manque de solidarité, d’entr’aide, de culture politique ?
Je crois qu’il faut d’urgence que les choses reprennent leur cours, que les mouvements qu’il y a aujourd’hui s’organisent ; on a passé dix-quinze ans de détestation des partis, des syndicats, mais si vous n’aimez pas ceux-là, organisez-vous. Sans organisation il ne se passera jamais rien. J’espère bien que ce qui va se passer le 5 décembre sera extrêmement fort, je suis ravi de ce qui se passe à l’hôpital public, c’est l’union globale de tout l’hôpital, les grands professeurs et chirurgiens descendent dans la rue, ce qu’ils n’ont jamais fait de leur vie, avec les infirmières, les aides-soignantes, et le peuple est avec eux, il faut sanctuariser le budget de l’hôpital.
« S’il n’y a pas une union à gauche, il ne se passera jamais rien »
Vous serez dans la rue pour la grande manif du 5 décembre ?
J’appellerai à y aller, mais je serai au Sénégal, pour tourner mon prochain film, sur deux jeunes gens qui essaient de construire un socialisme panafricain au Mali. Je ne peux pas tourner au Mali parce que c’est trop dangereux, on part le lendemain de la sortie de « Gloria Mundi ».
Que vous inspire le mouvement des gilets jaunes ?
Justement, je regrette fortement qu’ils ne se soient pas organisés, déjà l’année dernière. Je suis quand même très très content qu’il se soit passé ça, mais maintenant il faut qu’ils s’organisent. Bien sûr dès qu’on a un délégué c’est imparfait, mais c’est quand même la base du mouvement ouvrier.
Vous êtes toujours aussi proche de La France Insoumise ?
Je suis toujours au même endroit, oui. Aussi proche mais pas trop proche non plus. Cela fait deux-trois ans que je n’appelle qu’au rassemblement, c’est là où je ne suis pas d’accord avec La France Insoumise, qui ne cherche pas à rassembler, les Ecologistes non plus ne veulent pas rassembler. Je ne comprends pas, mais pour penser qu’un jour soit La France Insoumise par le passé soit les Ecologistes aujourd’hui, seront les seuls leaders d’une alternative, il faut être cinglé. S’il n’y a pas une union à gauche, de toutes les forces qui composent la gauche depuis cent cinquante ans, il ne se passera jamais rien, ça me désole. Pour les municipales, tout le monde repart tout seul, c’est suicidaire.
Ariane Ascaride : « Je hais l’indifférence »
Qu’est-ce que cela vous a fait de recevoir le Prix d’interprétation à la Mostra de Venise ?
Ariane Ascaride : C’était bizarre, parce que c’était Venise, c’était l’Italie, et que vous le vouliez ou non, vous êtes porteur de l’histoire de vos grands-parents, de vos ancêtres. Quand vous êtes la petite fille d’Italiens qui ont pris un bateau, qui sont allés à New York, où ils ne sont pas restés, ils ont repris un bateau et ils sont allés à Marseille, et vous des années plus tard vous naissez là, à Marseille, vous êtes la descendante de ces gens-là, et qu’un jour bien plus tard vous venez dans ce pays et vous avez un prix, pas n’importe lequel, auquel je vous assure que je ne m’y attendais vraiment pas du tout parce que c’est un film choral.
Le discours poignant sur les migrants, que vous avez prononcé à cette occasion, était improvisé ou préparé ?
Pour la petite histoire, à la conférence de presse, j’avais déjà un peu déconné en chantant l’hymne du parti communiste italien, parce que j’avais dans la tête Salvini, tout le temps, vraiment je le hais, et ça m’est venu d’un coup comme ça, j’ai senti un blanc dans la conférence, je me suis dit peut-être que là j’étais allée un peu loin mais je m’en fous. Après, ça me semblait tellement irréel, et je crois que j’avais encore Salvini dans la tête, et je pensais encore à mes grands-parents. La semaine d’après, ça a été très long pour moi d’accepter d’avoir ce prix, c’était infernal, parce que je viens d’un monde où on ne peut pas avoir un prix comme ça. C’est une belle histoire pour mettre dans un livre, ou un film, mais c’est très compliqué de le vivre à l’intérieur de soi-même. Mais ce prix c’est le prix de toute la bande, parce que je joue avec les acteurs avec qui je suis, qu’il y a cette liberté, cette profondeur d’échange, je leur dois, c’est le leur autant que le mien.
Lors d’une scène où votre personnage refuse de faire grève, Guédiguian vous fait dire l’inverse de ce que vous défendez et pensez dans la vie…
Comme quoi, il n’arrête pas d’être surprenant. Quand vous êtes acteur, vous avez envie de faire des contre-emplois, en même temps c’est sa désespérance qu’elle raconte, c’est une femme qui est complètement blessée et elle ne veut pas que ça recommence, c’est quelqu’un d’opaque, qui ne parle pas d’elle. Ce n’est pas une femme qui pense, c’est une femme qui agit, qui est dans la survie, qui réagit même. C’est pas vrai que c’est facile de faire une grève, c’est une résistance mais c’est une résistance qui entache votre vie personnelle, il faut être très courageux, et il faut vraiment crever la dalle pour faire grève maintenant.
« C’est une société qui va mal »
Certains personnages du film pourraient être antipathiques, mais finalement ce n’est pas vraiment le cas…
C’est là où Robert est très fort, c’est son regard sur ces gens-là, d’une humanité et d’une bonté, il les aime même si c’est absolument terrible. Mais ils ne sont que le résultat d’un monde dans lequel on est, ils ne font que subir, et dans leur soumission ils font comme ils peuvent, ils cherchent des sorties, comme des rats dans une boite. Le couple joué par Lola Naymark et Grégoire Leprince-Ringuet m’émeut terriblement, ils sont perdus de chez perdus, ils n’ont pas de repères, ils ne font que des trucs minables.
Ils sont perdus, mais eux ont au contraire l’impression d’avoir réussi…
Bien sûr, mais il y en a beaucoup comme ça, c’est terrible parce qu’il suffit d’un grain de sable pour que tout s’écroule. C’est faire sa réussite sur le dos des autres, sur le mépris des autres, mais on peut du jour au lendemain basculer, et comme il n’y a plus de solidarité, comme il n’y a plus de contre-culture, de langage commun, le sentiment de solitude à ce moment-là est épouvantable. Le monde dans lequel on est fonctionne sur des gens comme ça, qui ont accepté que la fatalité c’est marche ou crève, et où tu as honte de toi-même si tu ne réussis pas.
Quel regard portez-vous sur cette société d’aujourd’hui ?
J’ai découvert un texte de Gramsci qui dit « Je hais les indifférents », je suis comme lui, vraiment, je hais l’indifférence, c’est quelque chose qui m’atteint. Par exemple, je ne supporte plus de voir tant de gens dans le métro faire la manche, ce n’est pas eux que je ne supporte plus, c’est ce monde qui le leur impose. Cette indifférence est souvent une manière de se protéger soi-même parce tout le monde a peur en fait, et c’est quand même une société où la santé va mal, c’est une société qui va mal quand toutes les infirmières, les aides-soignantes, les toubibs, les chirurgiens, les brancardiers, tout le monde est dehors en disant tous : on adore notre métier, laissez-nous le faire comme il doit être fait. Quand j’entends dire ça, sincèrement j’ai envie de pleurer, j’ai beaucoup de respect pour tout le personnel hospitalier comme pour tous les profs. Pourquoi on veut nous faire ressembler à une société uniforme, qui est plus américaine qu’autre chose, je ne suis pas Américaine, je suis Européenne.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Gloria Mundi », un film de Robert Guédiguian (sortie le 27 novembre).