Manu Braganca, Queen’s University Belfast
« Bréviaire de la haine », « bible nazie », « brûlot antisémite », Mein Kampf est un livre, mal écrit, et qui, comme tout livre, à une histoire. C’est l’histoire de ce livre en langue française, une histoire curieuse, que retrace ce bref article qui s’articule autour de cinq années clefs. Les lecteurs désireux d’en apprendre davantage pourront se reporter au livre d’Antoine Vitkine, sorti en 2009, et à celui, plus récent, coécrit par David Alexandre, Philippe Cohen et Jean-Marc Dreyfus.
1934
Mein Kampf est traduit en français et publié sous le titre Mein Kampf. Mon Combat par Les Nouvelles Éditions Latines, une maison d’édition fondée par Fernand Sorlot quelques années auparavant. Sorlot, bien que sensible aux idées antisémites et tenté par le fascisme, est selon toute vraisemblance avant tout motivé par l’appât du gain. L’Allemagne – nazie ou non – n’inspire de confiance qu’à peu de Français dans les années 1930. La guerre « franco-prussienne » de 1870-71, qui débouche sur l’unification allemande et la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, marque durablement les Français. Cette défaite va nourrir leur esprit de revanche ainsi qu’un anti-germanisme puissant. La Première Guerre mondiale confirme aux Français – et notamment à la droite et à l’extrême-droite – que leur principal danger se trouve à l’Est et non de l’autre côté de la Manche.
L’histoire de Mein Kampf en français n’est pas que curieuse. Elle est aussi hautement ironique. En effet, Fernand Sorlot n’avait pas acquis les droits de traduction et il se retrouva devant le tribunal de la Seine après qu’une plainte fut déposée contre lui… par Adolf Hitler et sa maison d’édition, Eher-Verlag. Depuis son accession au pouvoir, Hitler cherchait en effet à masquer ses ambitions militaires en dehors de l’Allemagne, cette dernière n’étant alors pas prête à faire la guerre.
Une traduction intégrale de son texte en français ne pouvait qu’attiser les tensions et encourager la France et les autres démocraties à davantage de fermeté. À son procès, Sorlot tenta de jouer la carte patriotique, arguant du fait que la traduction de Mein Kampf était nécessaire pour alerter l’opinion publique. Mais Hitler avait le droit de son côté et gagna donc son procès. Sorlot continua de vendre des copies sous le manteau.
1938
Toujours pour masquer ses intentions et gagner du temps, Adolf Hitler autorisa finalement la publication d’une traduction française de Mein Kampf. Cette version, épurée, gomme ou supprime les nombreux passages anti-français qui figuraient dans le texte original.
En effet, alors que la traduction publiée par Sorlot faisait 687 pages, celle-ci, publiée par Fayard, n’en faisait que 347. Son titre était d’ailleurs bien moins agressif que celui du livre paru chez Les Nouvelles Éditions Latines : tout en français, le « combat » d’Hitler devenait sa « doctrine ».
1940
Les troupes allemandes se tournent vers l’Europe occidentale et envahissent le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, et la France. Dans tous les pays occupés, des listes de livres interdits sont établies. En France, depuis l’interdiction de la traduction non-autorisée de Mein Kampf publiée par les Nouvelles Éditions Latines, plusieurs autres versions de Mein Kampf ou des ouvrages en contenant de larges extraits sont publiées entre 1934 et 1940. Ces livres se retrouvent bientôt sur la liste des ‘ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les Allemands’ – également appelé « liste Otto », du nom de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz.
Par une curieuse ironie du sort, plusieurs Mein Kampf d’Adolf Hitler se retrouvent ainsi dans la liste des livres interdits en France pendant l’Occupation allemande. Il ne s’agissait plus cette fois de gagner du temps mais de maintenir une France aussi docile que possible : afin de mieux l’exploiter, d’une part ; mais aussi, d’autre part, pour pouvoir mobiliser l’essentiel des forces allemandes contre l’Union soviétique.
1978-1980
Curieusement, les Nouvelles Éditions Latines continuèrent de vendre Mein Kampf après la fin de la Seconde Guerre mondiale, discrètement d’abord, puis plus ouvertement devant l’absence de réaction de l’opinion publique française et de l’État de Bavière, détenteur des droits du livre depuis la fin de la guerre.
Le changement de contexte des années 1970 va à nouveau placer ce livre dans la ligne de mire de la justice française. Le négationnisme s’affirme alors, en France comme ailleurs, et les actes antisémites se multiplient. Alertée, la LICRA – lutte contre le racisme et l’antisémitisme – décide de porter plainte contre Fernand Sorlot et ses Nouvelles Éditions Latines, devenues depuis, et sans ambiguïté possible, une maison d’édition d’extrême-droite. Sorlot reçoit une amende conséquente, mais il se voit curieusement autoriser à publier Mein Kampf. Mon combat à condition qu’il soit accompagné d’un rappel de laloi de 1972 contre le racisme et d’un texte rappelant aux lecteurs l’étendue et l’horreur des crimes contre l’humanité commis par les nazis ou en leur nom. Ce texte, imposé à l’éditeur, fera finalement huit pages.
2016
Soixante-dix ans après la mort de son auteur, Mein Kampf est désormais dans le domaine public. La question de sa republication s’est posée dans de nombreux pays. En France, la plupart des historiens et intellectuels s’accordent pour dire qu’il est important de republier ce livre, pour différentes raisons : pour le désacraliser ; parce qu’il est de toute façon largement disponible en ligne ; mais aussi parce qu’il constitue un document historique important.
Une nouvelle version de Mein Kampf sera vraisemblablement publiée en fin d’année ou en début d’année prochaine par Fayard (Groupe Hachette). Elle devrait comporter une longue introduction et un important appareil critique et devrait donc ressembler à la nouvelle version allemande récemment publiée par l’Institut für Zeitgeschichte (Institut d’Histoire Contemporaine) de l’Université de Munich qui fut accueillie de manière très positive par la communauté scientifique.
Manu Braganca, Research Fellow, Queen’s University Belfast
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.