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Valeria Bruni-Tedeschi : « Je travaille avec mes obsessions »

Dans son nouveau film, « Les Estivants », l’actrice-réalisatrice poursuit son « autobiographie imaginaire ». « Dans la vie, j’essaie de me tenir un peu », confie-t-elle.

On chante, on boit, on se baigne… l’été commence bien dans une grande demeure de la Côte d’Azur.
On chante, on boit, on se baigne… l’été commence bien dans une grande demeure de la Côte d’Azur.

« On croit arriver au paradis et c’est l’enfer » : une grande demeure sur la Côte d’Azur, le soleil, un grand jardin, la mer, les repas joyeux, on chante, on boit, on se baigne… C’est dans cet endroit « protégé du monde » que se déroule le nouveau film de Valeria Bruni-Tedeschi, « Les Estivants » (sortie le 30 janvier), une tragicomédie en trois actes, qu’on peut voir comme un prolongement de ses autres films, « Il est plus facile pour un chameau », « Actrices », « Un château en Italie ».

Dans ce drôle de paradis, géré par le petit personnel, les domestiques qui s’occupent de cette grande maison, arrivent pour l’été la famille des propriétaires et leurs invités, eux aussi plutôt « protégés du monde ». Parmi eux, Anna, jouée par Valeria Bruni-Tedeschi elle-même, qui vient seule avec sa fille, après une scène de rupture avec son compagnon (joué par Riccardo Scamarcio), encore abasourdie par la douleur de la séparation.

La plupart des autres personnages sont incarnés par « des gens de sa vie », ses proches « dans leur propre rôle », sa mère Marisa Borini, sa fille Oumy Bruni-Garrel, sa tante, son amie Noémie Lvovsky (co-auteur du scénario qui joue… une scénariste), Valeria Golino, « Une très grande actrice et aussi une grande amie », dit-elle (Valeria Golino a aussi réalisé « Euforia », qui sort le 20 février, dans lequel joue également Riccardo Scamarcio). Il y a aussi Pierre Arditi, qui joue le beau-frère, un « vilain » patron de droite, Yolande Moreau, Laurent Stocker, le fantaisiste Bruno Raffaelli…

Au cours de cet été, on se raconte des traumatismes passés, des sangliers piétinent le jardin, les cendres d’une disparue sont jetées à la mer, un vieil ami rate son suicide… On se dit alors que nos familles ne sont pas si terribles en fait. « Les Estivants » est probablement le film de Valeria Bruni-Tedeschi où l’on sent le plus l’influence du cinéma italien, notamment par la musique et les chansons. Pourtant, la maison et le film sont hantés par le fantôme errant du frère disparu, et c’est dans un autre paradis que se déroule le final, alors qu’Anna est seule, une silhouette perdue dans une brume de cinéma.

Valeria Bruni-Tedeschi : « On est plein de blessures, de traumatismes, de chagrins »

Au début du film, votre personnage va demander l’avance sur recette au CNC, où on trouve qu’il y a des similarités dans ses films, avez-vous l’impression qu’il y a des similarités dans vos films ?

Valeria Bruni-Tedeschi : Oui, j’ai l’impression que je fais un peu toujours la même chose, mais ce n’est pas grave. Et puis j’aime bien aussi donner la parole aux gens qui me critiquent, en disant que je fais toujours la même chose, je trouve que c’est amusant de donner la parole à ceux qui disent des choses un peu désagréables, parce que du coup ça devient drôle. Effectivement, sûrement, on travaille toujours avec ses obsessions, en tout cas moi je travaille avec mes obsessions, qui sont récurrentes, parfois elles changent un peu, mais c’est quand même un peu toujours les mêmes, l’amour, le temps qui passe, la solitude, les rêves… ça change, ça se transforme, pour moi ce n’est pas du tout le même film mais je comprends aussi qu’on le pense.

On peut dire que vous concevez vos films avec le principe de l’autofiction ?

Ca ne me convient pas dire que c’est de l’autofiction, une journaliste m’a dit qu’on pourrait parler d’autobiographie imaginaire, je trouve ça intéressant, ce sont deux mots qui ne vont tellement pas ensemble, autobiographie et imaginaire, que je trouve que leur collision ça réveille, on ne comprend plus rien, et j’aime bien quand on ne comprend plus rien. Je prends inspiration de mon histoire et ensuite on avance une autre histoire. On s’est inspiré de la pièce de Gorki qui s’appelle « Les Estivants », avec des gens en vacances dans une propriété, dans la première scène les employés parlent des propriétaires qui vont arriver, une scène qui impose la présence primordiale des gens qui travaillent dans la maison, après on a fait nos « Estivants » à nous, il faut tuer ses idoles, il y a Tchekhov, « La règle du jeu », la pièce de Gorki, Bergman… il y a plein de films, de pièces, de choses qui nous ont inspiré, mais après il faut être à la fois insolent, modeste, et libre, et se dire qu’on va faire un autre film.

Pourquoi jouez-vous aussi dans vos propres films ?

Ce n’est pas obligatoire, mais après quand c’est un rôle d’une femme de cinquante ans, qui parle italien, qui parle français, et qui a certaines obsessions et certains trucs que je comprends, ce serait un peu bête de ne pas la jouer, parce que j’aime bien jouer quand même. Le fait que je joue dedans, ce n’est pas ça qui donne cette sensation d’autofiction, j’aime bien jouer et s’il y a un rôle pour moi je veux bien le faire, on ne me propose pas tant que ça de choses intéressantes. Quand on fait ses propres films, on devient plus exigeant, je choisis beaucoup plus ce que je fais et du coup je travaille un peu moins, mais quand même j’ai bon espoir de faire encore des rencontres, ce qui me plaît comme actrice c’est les rencontres, des gens comme François Ozon ou Paolo Virzi qui me réveillent, et me font aller dans des endroits nouveaux, c’est difficile de le faire dans mes propres films.

"Quand je fais l'actrice, je vais toujours utiliser mes émotions, mes chagrins, mes rêves", confie Valeria Bruni-Tedeschi.
« Quand je fais l’actrice, je vais toujours utiliser mes émotions, mes chagrins, mes rêves », confie Valeria Bruni-Tedeschi.

Votre personnage est pris d’une certaine agitation, d’une frénésie, d’une certaine folie…

Oui, j’assume, je ne suis pas une enragée mais je pourrais faire ça. Dans la vie, j’essaie de me tenir un peu, je crois qu’en faisant des films, c’est comme si je montais avec une petite échelle dans une petite planète différente où justement la maladresse, le désespoir, la rage, la honte, le ridicule, tout ça, sont les bienvenus. Alors que dans la société on doit bien se tenir, là-haut on peut être tout tordu et au contraire c’est bien.

« J’avais envie de filmer ma fille »

Dans cette histoire de famille, vous faites également jouer votre mère et votre fille…

Et ma tante. Ma mère, depuis « Le Chameau » elle joue, elle adore jouer, c’est vraiment une grande actrice, d’ailleurs je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas plus demandée dans d’autres films, je la trouve exceptionnelle. Elle joue aussi avec moi au théâtre, j’ai envie de la mettre en scène au théâtre, c’est un tellement grand plaisir de voir cette femme qui a la même passion de jouer qu’une jeune femme de vingt ans, elle adore et en même temps elle s’en fout. Ma tante n’avait pas voulu faire actrice, en fait elle voulait juste que j’insiste plus que je ne l’avais fait à l’époque. Et après, il y a ma fille ; j’avais écrit évidemment en pensant la faire tourner, je lui ai fait passer des essais, j’avais un peu les chocottes, il se trouve que ça s’est super bien passé et voilà. Elle est formidable, je ne me voyais pas tourner avec une autre petite fille, j’avais envie de la filmer, mais je ne peux pas dire que je n’avais pas de doutes.

Dans votre film, sont évoqués des traumatismes, un viol, un avortement… et pourtant vous les évoquez relativement légèrement lors d’un repas ?

Oui, tous les étés on en parle, c’est un des sujets du 1er août. On est tout plein de blessures, de traumatismes, de chagrins, on avance comme avec des sacs à dos. C’était une génération, c’était une époque où vraiment, de très bonne foi, la mère pense que ce n’était pas si grave que ça, ce n’était pas de l’indifférence de la part des parents c’était de l’ignorance, on ne se rendait pas compte du désastre qu’un attouchement provoque chez un enfant. Comme je ferai une différence entre MeToo et la pédophilie, si on me parle de n’importe quel épisode pédophile, je perds immédiatement la tête ; MeToo a libéré la parole de plein de femmes, dans plein d’autres métiers que le cinéma, mais je ne me sens pas totalement désespérée quand je pense à une actrice qui monte dans une suite au Ritz.

Comment aviez-vous imaginé l’hommage à votre frère fait dans ce film ?

Je ne sais pas si c’est un hommage, pour moi le cinéma c’est la chance de pouvoir donner la parole, convoquer les morts mais pas parler d’eux, les faire parler à nouveau, c’est plutôt le plaisir de le faire parler, de lui faire encore dire des choses, vouloir, désirer, interdire, et le plaisir de se disputer. Quand quelqu’un meurt, on ne peu plus le voir et on ne peut plus se disputer avec lui, c’est terrible, on se disputait beaucoup avec mon frère et ça me manque autant que de rigoler avec lui. Pour ça, le cinéma c’est miraculeux.

Pierre Arditi : « Je n’ai aucune nostalgie de mes vingt ans »

« Mon seul plan de carrière, c’est mon désir, ce que j’ai envie de faire ou pas », dit Pierre Arditi, ici aux côtés de Valeria Golino.
« Mon seul plan de carrière, c’est mon désir, ce que j’ai envie de faire ou pas », dit Pierre Arditi, ici aux côtés de Valeria Golino.

Qu’est-ce que cela vous fait d’appartenir à l’autobiographie imaginaire de Valeria Bruni-Tedeschi ?

Pierre Arditi : C’est son autobiographie, ce n’est pas la mienne. Je suis intégré dans un scénario avec ce que Valeria y met, une part de fiction et une part inspirée visiblement d’un certain réel qui est le sien, et mon métier c’est d’incarner cette partie sans me préoccuper de savoir ce que je serais. Je me sers de moi, depuis quarante ans, peut-être un petit peu plus encore, je passe ma vie à jouer des petits morceaux de moi que je mets au service d’un autre, qu’on me demande d’incarner et dont j’ignorerais tout, ce qui est totalement faux, puisque d’une certaine manière, contrairement à ce qu’on pourrait penser, je pense que tous autant que nous sommes nous contenons des milliers et des milliers de facettes tout à fait personnelles. Ce qui m’a traversé l’esprit, c’est la caractériologie de celui qu’on me demandait d’incarner et qui, parfois, est un cousin germain de ce que je peux être quelquefois. Ce n’est pas machin ou machin, c’est ce que j’imagine de ce que Valeria me demande d’incarner, et qu’elle dirige de main de maître, et quelquefois sans avoir l’air d’y toucher, pour me guider là où elle a envie. Alain Resnais disait qu’il y a deux formes, la petite et la grande, l’acteur est responsable de la petite forme, le metteur en scène est responsable de la grande, le metteur en scène c’est elle, c’est pas moi, donc je ne peux parler que du petit compartiment qui m’est réservé et qu’elle m’aide à remplir, pour le reste c’est elle qui voit ce qui fait partie de sa vie et ce qui s’en échappe.

Est-ce qu’avec l’expérience, on devient meilleur, on progresse, on s’améliore ?

On peut s’améliorer, on peut se détériorer. Je ne peux répondre qu’en mon nom. Je me suis détesté à vingt ans, je considérais que j’étais incapable de faire quoique que ce soit, d’abord parce que j’étais uniquement dans la copie de gens qui m’impressionnaient, les grands acteurs, Pierre Brasseur par exemple, avant de pouvoir toucher du doigt enfin l’amorce de ce que j’allais devenir. Donc je n’ai aucune nostalgie de mes vingt ans, je pense que quand j’avais vingt ans je ne savais rien foutre. Après, le premier boulot d’un acteur c’est de s’identifier, de se toucher du doigt, et moi j’ai mis un temps fou. Est-ce que je me suis amélioré ? Disons que j’ai moins triché, petit à petit, j’ai moins été dans le démonstratif. J’avais vu jouer Pierre Dux à presque quatre-vingts ans, il ne jouait plus rien, c’était extraordinaire, il ne jouait pas il était, il avait lâché ce qu’on met un temps fou à lâcher. Est-ce que le but, c’est de s’améliorer ou est-ce que c’est simplement de répondre à ses désirs, je n’en sais strictement rien. Mon seul plan de carrière, c’est mon désir, ce que j’ai envie de faire ou pas. J’avais envie de travailler avec cette folle de Valeria, je suis très heureux qu’elle ait eu envie de travailler avec moi, j’ai adoré travailler avec elle, j’adore ce qu’elle est, elle est complètement cinglée, ce qui est une qualité, et même une vertu par rapport à des gens qui sont extrêmement sages et qui n’ont rien à raconter. Je ne suis pas certain que j’aie envie de m’améliorer, j’ai envie d’être, et elle propose d’être, c’est très rare.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« Les Estivants », un film de Valeria Bruni-Tedeschi (sortie le 30 janvier).

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