Élodie Cao-Carmichael de Baiglie – Chabroux, Université de Bordeaux
Il était une fois Vincent van Gogh.
Nombreux sont ceux qui connaissent l’histoire : le départ du peintre des Pays-Bas pour la Belgique puis la France où il s’installe successivement à Arles, Saint-Rémy-de-Provence et Auvers-sur-Oise. La correspondance avec son frère et sa dépendance financière. La dispute avec Gauguin et l’oreille coupée offerte à une prostituée. La création prolifique – 870 tableaux et plus de 1 000 dessins – parmi lesquels deux tableaux vendus de son vivant. Et son suicide fin juillet 1890. Mort sans avoir connu la gloire, artiste incompris, pauvre, inadapté et tourmenté. Et des œuvres qui aujourd’hui se vendent à plusieurs millions d’euros.
Il était une fois une autre histoire.
Celle de Vincent van Gogh, son frère Theo et sa belle-sœur Johanna.
Un trio doté d’un sens aigu des affaires. C’est la thèse que soutient le chercheur Wouter Van der Veen dont le titre de l’essai publié en mars est évocateur : Le capital de Van Gogh. Ou comment les frères Van Gogh ont fait mieux que Warren Buffet. L’auteur dépeint les frères comme des entrepreneurs affûtés et avisés – plus rusés que le businessman mentionné.
Un binôme stratège et visionnaire, fin connaisseur des rouages du marché de l’art, adepte des techniques marketing et bâtisseur de l’une des plus grandes affaires commerciales de tous les temps :
« Quand les deux frères discutaient d’art, de marchés potentiels, de réseaux et techniques de diffusion, ils ne le faisaient donc pas en rêveurs inconscients. Ils étaient tous les deux experts en la matière, et échangeaient leurs idées en pleine connaissance des réalités, des opportunités et des risques de leurs positions. »
De leur fraternité est née une relation commerciale : ils font affaire ensemble parce qu’ils y voient tous les deux un intérêt. Grâce à l’argent versé par Theo, Vincent peut peindre et construire son œuvre en prenant le temps nécessaire, et Theo peut s’affirmer à travers son frère dans le réseau qu’ils tissent ensemble dans le milieu avant-gardiste qu’ils fréquentent. Les frères Van Gogh : deux businessmen avertis et un mécanisme bien huilé.
Le rôle primordial de Johanna van Gogh
À la mort des frères – Theo meurt six mois après Vincent –, Johanna Van Gogh reprend le flambeau : elle poursuit le travail initié par Vincent et Theo et va réussir à faire découvrir l’œuvre de son beau-frère, presque ignoré de son vivant. Elle réalise un long et patient travail de valorisation de l’œuvre de Vincent van Gogh : rassembler ses œuvres, les exposer et les montrer au plus grand nombre. Durant de longs mois, elle pense en effet à une stratégie sérieuse pour que les toiles du peintre commencent à circuler : de petites expositions comme il le conseille d’ailleurs dans ses lettres à Theo.
Dans son carnet, qu’elle a intitulé « Œuvre de Van Gogh », elle écrit des règles, des dates, établit un plan d’action, qui avec le temps, s’est rempli de nouveaux calculs. Si j’arrive à vendre deux dessins, l’investissement sera de nouveau consacré à l’œuvre. Il faut encadrer la plus grande quantité possible et donner aux cadres le lustre nécessaire pour qu’ils mettent les couleurs en valeur, comme le conseille Van Gogh dans ses lettres.
Johanna réussit à lancer les tableaux de son beau-frère avec une intelligence hors norme et se révèle être une femme indépendante, audacieuse, au talent commercial et diplomatique exceptionnel. C’est elle qui transforma l’entreprise commune des frères Van Gogh en succès planétaire grâce au travail de promotion de l’œuvre de son beau-frère, à travers de nombreuses expositions, d’abord dans les hauts lieux de la culture néerlandaise puis à Paris et en Allemagne.
Marketing et culture, un couple illégitime ?
Nous connaissons tous Van Gogh – l’artiste – grâce à Johanna van Gogh et à son activité de marketing. C’est l’affirmation – sans recourir au mot « marketing » – du maître de conférences Wouter Van der Veen : « S’il existe aujourd’hui un musée Van-Gogh, et si la renommée du peintre est devenue ce qu’elle est, c’est grâce à elle. » Qu’en serait-il aujourd’hui si Johanna n’avait pas réalisé ce travail de prospection commerciale ? Car il s’agit bien là – même s’il est encore aujourd’hui difficile de l’admettre – de l’utilisation d’outils marketing dans le but de faire connaître l’un des plus grands peintres de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Les rapports entre le marketing et la culture ont toujours été crispés, particulièrement en France. L’actualité du secteur culturel révèle en effet la difficile coexistence du couple « marketing-culture », encore perçu comme une association illégitime. Des représentations souvent erronées et des représentations souvent abusives « collent au marketing » et jettent de l’huile sur le feu : le marketing – pourrait-on dire en forçant à peine le trait – est souvent considéré dans le secteur culturel comme un exercice de manipulation et de cynisme orchestré par des Philistins sans scrupule qui mène de facto à son rejet dans les organisations à finalités artistique et culturelle..
Pour autant, la baisse des subventions publiques conduit le secteur culturel à s’autofinancer et à développer des ressources propres, générées entre autres par la vente de billets d’exposition. L’argent manque comme en témoigne la situation financière du Centre Pompidou. Entre 2009 et 2015, l’institution a perdu 8 millions d’euros de subventions, quand les ressources propres n’ont augmenté que de 500 000 sur la même période. Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou, admet la nécessité de vendre des tickets d’entrée et par la même occasion, reconnaît la nécessité d’attirer des publics, des visiteurs, des lecteurs :
« On est terriblement dépendant du succès des grandes expositions. Il faut qu’il y en ait en permanence une qui marche. »
Cet objectif n’entre pas en contradiction avec la mission sociale et le mandat politique des institutions culturelles qui sont de faire grandir la cité. La double mission d’éducation est donc remplie : favoriser la découverte, l’apprentissage, l’appréciation esthétique. Ainsi que l’accessibilité de la culture au plus grand nombre.
Un marketing adapté au secteur culturel
Toutefois, les détracteurs du marketing avancent qu’il est un assujettissement au moins partiel de l’offre culturelle à des attentes, à des besoins, à la satisfaction des « usagers » qui mettrait à mal la responsabilité sociale des organisations artistiques et culturelles, comme l’a montré une enquête terrain réalisée dans le cadre de ma thèse de doctorat à l’Université de Bordeaux (2014-2018). Il convient de préciser que le marketing auquel ont recours ces organisations n’est pas le marketing « classique » des entreprises commerciales – d’ailleurs, rappelons que les structures muséales ou bibliothèques françaises sont dans la grande majorité des cas, publiques – mais un marketing adapté aux spécificités du secteur culturel.
Précisions qu’il s’agit dans ce cas du marketing de l’offre : l’offre – ce sont les œuvres réalisées. Cette offre est sacrée. Les œuvres n’ont pas été conçues en fonction des attentes ou en fonction des besoins des consommateurs (il ne s’agit pas d’un smartphone ou d’un lave-vaisselle). Elles n’ont pas vocation à l’être sous l’influence du marketing. Le marketing intervient après ; la communication, la politique tarifaire ou les dispositifs de médiation sont les outils d’une valorisation publique. Le marketing culturel n’est donc pas le marketing des entreprises commerciales.
Ainsi, le marketing culturel est au service de la démocratisation culturelle.
De cette relation naît un cercle vertueux : favoriser le tête-à-tête du visiteur avec l’œuvre, attirer les publics et de facto justifier l’existence et l’essence même des organisations culturelles. Il est probablement nécessaire aujourd’hui de réussir à démystifier le concept marketing, à rétablir sa vocation et à démontrer par l’exemple l’existence d’un cercle vertueux. Un ambitieux et audacieux travail de valorisation de la fonction marketing s’impose dans le secteur culturel et au profit des artistes eux-mêmes : de l’intérêt de faire le marketing du marketing.
Élodie Cao-Carmichael de Baiglie – Chabroux, Doctorante en Sciences de Gestion, Spécialité Marketing , Université de Bordeaux
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.