Guillaume Bagard, Université de Lorraine
En un siècle, les commémorations nationales ont beaucoup évolué, s’efforçant d’inclure les victimes de toutes les guerres, au risque de perdre leurs spécificités historiques.
Les premières commémorations sous la IIIe République
Au début de la troisième République, les commémorations affichaient un caractère très belliciste qu’illustrait le choix de la date du 14 juillet et son traditionnel défilé militaire. Les républicains avaient choisi cette date avec comme arrière pensée la prise de la Bastille en 1789, seulement pour être votée, la loi instaurant la fête nationale ne précise pas s’il s’agit de commémorer l’épisode révolutionnaire de 1789 ou la fête de la fédération de 1790.
Cette commémoration, la IIIe République souhaite l’ériger en « Independance Day » à la française. Symbole offensif envers les royalistes, la fête nationale l’est aussi vis-à-vis des ennemis extérieurs.
En effet, il est nécessaire de perpétuer le souvenir de la défaite de 1870 afin de préparer les conditions de la revanche contre l’armée allemande. À cette époque, commémorer signifie aussi ne pas oublier l’Alsace et la Lorraine selon la formule de Léon Gambetta : « Y penser toujours, n’en parler jamais ». En 1919, c’est donc naturellement le 14 juillet que les Français fêtent ostensiblement la victoire sur l’Allemagne sur les Champs-Élysées et sous l’égide de Jeanne d’Arc.
L’originalité du 11 novembre
En 1919, le premier anniversaire de l’armistice s’était déroulé discrètement, souffrant déjà de la concurrence d’autres célébrations telles la fête nationale, ou la journée des morts. En effet, le 2 novembre, des célébrations plus intimistes avaient lieu au sein des familles en hommage aux soldats morts pour la France lors du conflit. À l’époque, le 11 novembre n’était pas encore férié : il le deviendra à la demande des anciens combattants à partir de 1922. La cérémonie se construit progressivement et des symboles sont ajoutés au fur et à mesure comme la sonnerie au mort en 1932, ou l’appel des noms des soldats morts pour la France.
Vincent Auzas, auteur d’une thèse sur les commémorations du 11 novembre à Paris, note la spécificité de ces cérémonies : « Si la loi le définit comme une célébration de la victoire et de la paix, les anciens combattants ont imposé une forte dimension funèbre. »
Ce « culte civique » fut souligné dès les années 70 par Antoine Prost et développé en 2008 par Jay Winter dans son livre entre deuil et mémoire. La Grande Guerre était parvenue à apaiser les conflits religieux, et les anciens combattants éprouvaient le besoin de communier ensemble autour d’une cérémonie laïque certes, mais qui emprunte de nombreux éléments à la liturgie catholique telle la minute de silence.
À partir de 1944, les commémorations mêlent des hommages aux victimes des deux guerres mondiales. De plus, les cérémonies sont organisées par les associations d’anciens combattants, qui à présent sont en grande partie issues de la guerre d’Algérie.
La loi du 29 février 2012 prévoit d’ailleurs dans son article 1 que « Le 11 novembre, jour anniversaire de l’armistice de 1918 et de la commémoration annuelle de la victoire et de la paix, il est rendu hommage à tous les morts pour la France. » Elle précise aussi que « cet hommage ne se substitue pas aux autres journées de commémoration nationales. »
Regrouper les commémorations
En 2008, André Kaspi, dans un rapport effectué sous la présidence Sarkozy, estimait que « la multiplication des commémorations diminue l’effet de chacune d’entre elles ». Il proposait notamment de regrouper les journées commémoratives en fonction de leur vocation :
« Il y a des commémorations qui en effet, sans être redondantes, évoquent la même période. Par exemple le 17 juin, l’hommage à Jean Moulin, le 18 juin, l’appel du général de Gaulle, la journée de la déportation, fin avril, renvoient à la Seconde Guerre mondiale. Et le tout pourrait être regroupé dans la commémoration du 8-Mai. »
Pour autant, André Kaspi n’adhère pas au modèle américain d’un Memorial Day, et souhaite « ramener les commémorations nationales à trois dates » :
« le 11 novembre pour commémorer les morts du passé et du présent, le 8 mai pour rappeler la victoire sur le nazisme et la barbarie et le 14 juillet qui exalte les valeurs de la Révolution française. »
Ainsi, la célébration du 11 novembre dépasse aujourd’hui sa vocation originelle de commémorer l’armistice de 1918. Commémorer est devenu un devoir, mais que commémore-t-on ? Et pourquoi ? Pour le philosophe Paul Ricœur :
« Le devoir de mémoire est aujourd’hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l’historien, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier […] de la déraciner du sens de la justice et de l’équité. »
De la mémoire à l’Histoire, l’inévitable évolution des commémorations
De 2014 à 2018, l’anniversaire de la Grande Guerre permet de revivre presque en temps réel les grands évènements du conflit grâce à des manifestations culturelles partout en Europe : conférences, reconstitutions, éditions d’ouvrages de recherche ou de vulgarisation… Le succès de ces commémorations tient au caractère historique assumé des manifestations, et la coordination d’initiatives locales sur l’ensemble du pays par la Mission centenaire et les collectivités.
Le succès des commémorations dépend du travail de recherche sur l’Histoire locale, essentiel pour valoriser les spécificités patrimoniales d’un territoire.
Pour y parvenir, des collectivités souhaitent associer la jeunesse à l’organisation des commémorations, par exemple la Communauté de Communes de Moselle Madon a recruté des étudiants de l’Université de Lorraine en stage pour effectuer des recherches sur la période, et organiser des expositions et conférences en marge des commémorations.
En 2017, un premier groupe d’étudiants a donc été chargé de dépouiller les archives des 19 communes du territoire. Ils ont été choisis pour leurs cursus en histoire, histoire de l’art, muséologie ou en droit, car l’analyse des recueils d’actes administratifs de 19 communes, la réalisation et l’organisation d’exposition exigeaient des compétences transverses.
En 2018, c’est au tour de nouveaux stagiaires de prendre la relève et de réaliser des expositions afin de vulgariser cette redécouverte du patrimoine local.
J’ai recueilli à ce propos le témoignage de Justine Louis, chargée de réaliser une exposition sur un aviateur américain de la Grande Guerre dans le cadre de la commémoration de la mort héroïque du Major Lufbery le 19 mai 1918 à Maron :
« Franco-Américain de naissance, Lufbery a décidé de combattre en tant qu’aviateur sous le drapeau français. Il n’était pas le seul américain à vouloir combattre, ils étaient plusieurs dizaines mais les États-Unis ne souhaitaient pas rentrer en guerre. Finalement, une escadrille sera créée spécialement pour eux : l’Escadrille Lafayette. L’engagement de ces soldats d’élite mettra en avant l’amitié qui, pendant toute cette guerre, liera les soldats français et américains volontaires.
L’exposition est très complète. Nous avons eu accès à des sources historiennes, à la fois françaises et américaines, mais également à des récits d’érudits locaux. Nous avons également retrouvé certaines publications de journaux, qui retraçaient les victoires de cette célèbre figure. Ainsi, l’exposition aborde aussi bien sa vie, ses victoires, ses avions, ses récompenses mais également les commémorations organisées en son honneur. »
Cette initiative est un exemple parmi des nombreux projets locaux qui constituent ce centenaire de la Grande Guerre. En effet, près de 4 000 projets ont été labélisés et sont consultables sur l’agenda de la Mission centenaire.
D’autres éléments montrent encore l’engouement pour ces manifestations, à l’instar de la réussite de la grande collecte, ou des succès d’édition d’ouvrage sur la période. Le centenaire aura à la fois permis d’accélérer les recherches sur 1914-1918, mais aussi de les diffuser au grand public. Cette médiation scientifique a parfois permis de changer la perception des évènements en confrontant certaines idées reçues à l’évolution des publications scientifiques.
Avec le temps, la mémoire devient forcément un objet d’Histoire, quand l’émotion se dissipe, elle est remplacée par le recul de l’historien. Cependant, le devoir de mémoire attaché à la grande guerre n’a pas complètement disparu, il s’est métamorphosé en un devoir de transmettre l’Histoire.
Des commémorations en perte de vitesse ?
Depuis le début du centenaire de la Grande Guerre, les agences de tourisme notent un « effet centenaire » dans la fréquentation des lieux de mémoire. Une dynamique, qui a également un impact économique, comme le relève la Caisse des Dépôts des territoires.
Au-delà du tourisme, la fréquentation lors des cérémonies est bien sûr plus difficile à déterminer, mais des articles parus dans la presse locale semblent démontrer aussi une plus forte participation de la jeunesse lors du 11 novembre, mais aussi, à l’occasion du 8 mai.
Ainsi, les commémorations des deux armistices, le 11 novembre et le 8 mai, évolueront inévitablement de la mémoire à l’Histoire, mais le besoin de commémorer d’un peuple ne se limite pas à une cérémonie particulière. Les attentats de ces dernières années ont profondément marqué la mémoire collective.
Après l’attaque de Charlie Hebdo, plus de 4 millions de personnes ont défilé dans toute la France lors de la grande Marche républicaine qui avait suivi. De même au lendemain, du Bataclan, des autels ont fleuri pour rendre hommage aux victimes. Une association a appelé à allumer des bougies aux fenêtres de sa maison chaque 13 novembre. Et quand il a fallu honorer l’héroïsme d’Arnaud Beltrame, les députés ont respecté une minute de silence pour se recueillir.
Le besoin de commémorer est donc resté intact. Notre génération s’est à son tour rassemblée face à ces tragédies, pour se souvenir, et rendre hommage aux disparus. Avec cette tristesse, nous comprenons mieux l’émotion qui anime nos aînés lors des cérémonies de l’armistice.
Guillaume Bagard, Doctorant contractuel en Histoire du droit chargé d’enseignement, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.