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« Eva » et l’imposteur

« Isabelle Huppert a construit une œuvre », confie le cinéaste Benoît Jacquot, qui confronte son actrice fétiche à Gaspard Ulliel dans un film noir.

Gaspard Ulliel joue un vrai-faux auteur de théâtre et Isabelle Huppert une prostituée à la double vie.
Gaspard Ulliel joue un vrai-faux auteur de théâtre et Isabelle Huppert une prostituée à la double vie.

« Mes films, le plus souvent, sont habités par des femmes, ou par une femme », admet Benoît Jacquot. Dans « Eva » (sortie le 7 mars) le cinéaste aux vingt-cinq films (dont « L’école de la chair », « Villa Amalia », « La Désenchantée », « Sade », « Les adieux à la reine »…) assemble cette fois une femme et un homme, Isabelle Huppert et Gaspard Ulliel, un vrai-faux auteur de théâtre et une prostituée à la double vie.

Avant d’être un film noir, « Eva » est un roman noir de James Hadley Chase, qu’est-ce qui vous a attiré dans ce livre ?

Benoît Jacquot : Je crois que c’est l’univers de Chase en général, auquel j’ai été très sensible quand j’étais très jeune, quasiment tous romans confondus et il y en a beaucoup. Mais je crois que celui-ci, « Eva », est le premier que j’ai lu, et le premier à propos duquel je me sois dit tiens, j’en ferai bien un film, puisque je l’ai lu au moment où je commençais à souhaiter devenir cinéaste. Pour autant, j’ai continué à lire pas mal de livres de cet auteur qui est vraiment très curieux, très particulier dans l’ensemble des écrivains de la Série noire. A part « Eva », il a écrit des romans qui ont été des énormes succès, qui sont des dates du roman noir, comme « Pas d’orchidées pour Miss Blandish », qui ont donné lieu d’ailleurs à des films très différents. Je n’avais pas relu le roman, même pour co-écrire le scénario avec Gilles Taurand, j’intervenais à partir de mes souvenirs du livre. Je l’ai relu parce qu’Isabelle Huppert m’a demandé de le relire ; découvrant le livre, elle y a trouvé des éléments qui l’intéressaient et dont elle me demandait de me servir pour son rôle.

Vos personnages tous les deux des imposteurs, aucun n’est vraiment dupe, chacun sait que l’autre n’est pas vraiment ce qu’il prétend être…

Oui, ils se flairent, c’est ça qui est la cause sensible de leur lien, c’est que l’un et l’autre flairent chez l’un et l’autre une duplicité, quelque chose qui n’est pas ce qui est présenté. Une écrivain, dont viennent un certain nombre de films, a un univers qui d’une certaine façon est assez proche, peut-être pas tant de Hadley Chase que de ce que je fais de Hadley Chase, c’est Patricia Highsmith. Si je cherche à quoi Bertrand, joué par Gaspard Ulliel, me fait penser, c’est à Delon dans « Plein Soleil », ou des rôles comme ça d’usurpateurs, de voleurs de vie.

« J’aime retrouver les gens avec qui je travaille »

Benoît Jacquot : "J'ai la chance de faire beaucoup de films".
Benoît Jacquot : « J’ai la chance de faire beaucoup de films ».

S’il y a longtemps que vous vouliez en faire un film, il était dès le début envisagé avec Isabelle Huppert ?

Non, je ne savais pas du tout que ce serait avec Isabelle Huppert. Pour commencer, je savais que ça serait avec Gaspard Ulliel, ensuite quand il a lu la première version du scénario, qu’on en a parlé, à ce moment-là je me suis demandé qui serait Eva. Ce n’est pas pour moi une pratique très courante, en général il y a un personnage féminin central, et je sais avant même d’écrire le scénario qui ce sera, là ce n’est pas le cas.

Et donc vous êtes revenu naturellement vers Isabelle Huppert, avec qui c’est votre sixième film ?

Oui, en fait j’ai pensé à plusieurs actrices très différentes pour faire Eva, et Isabelle Huppert c’est presque un automatisme, chaque fois que je fais un film je me demande presque d’abord si ce n’est pas pour elle. On a un usage tel l’un de l’autre, avec Isabelle Huppert, on se connait assez pour savoir qu’on retombera sur nos pieds. C’est une de ces très rares actrices qui, plutôt qu’une carrière, ont construit une œuvre, au même titre qu’un auteur, un cinéaste, ou un peintre. Sa filmographie, la succession de ses films et de ses personnages, c’est comme une œuvre. Avec Isabelle Huppert, il n’y a que Jeanne Moreau et Catherine Deneuve qui ont fait ça.

Vous retravaillez souvent avec les mêmes actrices et acteurs, c’est important pour vous ?

C’est vrai que ce n’est pas obligé, mais pour moi c’est très lié. Comme j’ai la chance de pouvoir le faire, la chance de faire beaucoup plus de films que beaucoup de mes collègues, j’aime beaucoup retrouver les gens avec qui je travaille, les techniciens bien sûr, mais les acteurs volontiers. D’autant plus que maintenant, ça fait quand même longtemps que je fais des films, à part peut-être une ou deux actrices, je crois avoir fait des films avec toutes celles que je voulais filmer, donc je n’ai plus qu’à les retrouver.

Et pourquoi avoir choisi Gaspard Ulliel ?

"Chaque fois que je fais un film, je me me demande presque d'abord si ce n'est pas pour Isabelle", dit Benoït Jacquot.
« Chaque fois que je fais un film, je me me demande presque d’abord si ce n’est pas pour Isabelle », dit Benoït Jacquot.

C’est un acteur extraordinaire, il est capable de faire beaucoup de choses que les acteurs ne savent plus faire d’après moi, de manifester une ambiguïté permanente, un mystère. On ne sait jamais s’il dit oui on non, s’il va vous embrasser ou vous tuer, s’il est hostile ou amical, il est constamment dans la division, du coup il joue une complexité très remarquable, une sorte de profondeur. Bien avant le tournage, je le voyais beaucoup, pendant des mois il n’y avait pas de semaines qu’on ne se soit pas vus pour parler de choses et d’autres, toujours avec l’idée qu’on se baladait autour du film à venir. Du coup, comme ça on s’est très bien connus, on a recomposé le scénario ensemble.

Joseph Losey avait fait une version d’« Eva »  avec Jeanne Moreau, tournée à Venise, pourquoi avez-vous transposé une partie de l’histoire à la montagne ?

C’est toujours un peu hasardeux pour moi ; au moment où je commençais à penser sérieusement à un film avec cette Eva, il se trouve que j’ai présidé un jury au Festival du film italien à Annecy. La concentration de lieux divers, dans les alentours du Lac d’Annecy, m’a fait penser que ça se prêtait extrêmement bien à ce que j’imaginais, un peu abstraitement. Ce que j’imaginais trouvait sa géographie correspondante, là, il y a l’eau, la neige, une qualité de lumière qui est celle des montagnes, c’est une ville d’eau avec casino, palace, il y a tout ça, qui me paraissait rassembler de façon condensée et commode tout ce dont j’avais besoin pour situer ce qui se passe dans le film.

Vincent Lindon en Casanova

Dans « Au fond des bois », vous aviez fait tourner Nahuel Perez Biscayart qu’on avait alors découvert, et qui a explosé avec « 120 battements par minutes » de Robin Campillo (pour lequel il a reçu le César du meilleur espoir) et « Au revoir là-haut » d’Albert Dupontel, vous avez suivi sa carrière ?

Je le vois souvent, il me doit beaucoup, je l’aime énormément, c’est un acteur prodigieux, au sens littéral, c’est un prodige, et j’espère bien profiter de son talent encore, sûrement.

Votre prochain film sera aussi adapté d’un livre ?

Oui, il vient des Mémoires de Casanova, avec Vincent Lindon, c’est un épisode qui se passe au XVIIème siècle à Londres, où il a été obligé de s’exiler pendant quelques mois. Il y a rencontré une jeune femme, qui sera jouée par Stacy Martin, qui n’était pas seulement sensible à son charme, qui était amoureuse de lui, au point de le mettre à l’épreuve et de se refuser à lui de façon obstinée.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« Eva », un film de Benoît Jacquot (sortie le 7 mars).

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