Sara Brimo, Université Paris-Panthéon-Assas et Isabelle Doussan, Inrae
À l’heure où la Commission européenne a procédé au renouvellement de l’approbation du glyphosate pour une période de dix ans, l’abstention de la France lors du vote interroge.
D’un côté, Foodwatch et Générations futures dénoncent une « trahison », quand Greenpeace pointe le « manque de courage » du gouvernement. De l’autre, l’absence affichée de choix politique pourrait s’interpréter comme un refus, certes timide, de soutenir la proposition européenne.
Le regard sur les pesticides a, en effet, bien changé. S’ils ont été ce « parapluie chimique » à l’abri duquel les cultures industrielles se sont développées, aujourd’hui leurs effets délétères pour l’environnement et la santé sont attestés par un nombre croissant d’études.
Mais changer les modes de protection des cultures pour sortir de la dépendance aux pesticides chimiques revient à bouleverser les modes de production agricole majoritaires. Trancher en faveur de la transition agroécologique est un vrai choix politique, économique et citoyen difficile à assumer.
Le droit, qui encadre les conditions d’usage des pesticides et assure le contrôle des risques attachés à leur utilisation, est pourtant un puissant outil à mobiliser pour y parvenir. Les normes juridiques actuelles comprennent effectivement les possibilités de remettre en cause le modèle dominant.
La Constitution française reconnaît elle-même, dans la Charte de l’environnement, que « certains modes de consommation ou de production » affectent « la diversité biologique, l’épanouissement de la personne et le progrès des sociétés humaines ». Le droit peut ainsi être un levier essentiel de la transition agroécologique.
Mais face aux intérêts de l’agro-industrie et à la nature diffuse des dommages, les règles relatives à la mise sur le marché et l’usage des pesticides sont largement désarmées. Les juges, saisis par la société civile, sont alors appelés à monter au front.
Un droit désarmé
Le droit européen des produits phytopharmaceutiques a pour objet aussi bien le contrôle de l’efficacité de ces produits que la prévention de leurs dangers pour la santé et l’environnement. La réglementation est stricte, puisque tous les produits destinés à protéger les végétaux doivent faire l’objet d’une autorisation de mise sur le marché et ne doivent pas présenter d’effet nocif immédiat ou différé sur la santé humaine et animale, pas plus que d’effets inacceptables sur la biodiversité et les écosystèmes.
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Par ailleurs, les textes comme le juge affirment que « l’objectif de protection de la santé et de l’environnement […] devrait primer sur l’objectif d’amélioration de la production végétale ». C’est que la réglementation repose sur l’illusion d’une maîtrise complète des risques : on peut mettre sur le marché des produits dangereux puisque, dans les conditions d’usage préconisées, ils sont censés ne pas avoir d’effet nocif.
C’est peu dire que les conditions fixées par le droit ne sont pas respectées et ne peuvent pas l’être, sauf à repenser nos modèles de protection des cultures : c’est-à-dire réduire les quantités et la dangerosité, promouvoir l’usage de produits alternatifs moins dangereux, s’orienter vers d’autres modes de phytoprotection, mais aussi modifier les critères de sélection des semences pour les rendre plus résistantes aux parasites et maladies.
On l’aura compris, vouloir atteindre les objectifs fixés par la réglementation, en termes de protection de la santé et de l’environnement, apparaît de nature à remettre en cause le système de production conventionnel le plus répandu, fondé sur l’utilisation de pesticides chimiques. L’enjeu est donc pour les industriels de désarmer le droit afin de le rendre inoffensif.
Un droit désarmé
Pour ce faire, les efforts se portent principalement sur les données scientifiques produites lors des demandes d’autorisation. Si les stratégies sont diversifiées : données scientifiques faussées, production du doute, mais l’une des plus discrète et efficace est probablement d’infiltrer le processus de production des normes techniques régissant notamment la conduite des évaluations.
La « science réglementaire » qui en est issue produit alors une vision tronquée, étroite, des effets des pesticides sur la santé et l’environnement, là où les études scientifiques et académiques, en adoptant une approche globale et systémique, montrent, au contraire, la diversité des facteurs de risques et la difficulté, voire l’impossibilité, de les contrôler.
Ce sont ainsi les fondements mêmes de la décision publique d’autoriser – ou non – la mise sur le marché d’un produit qui sont biaisés, alors même que cette décision, de nature politique résulte en principe d’une mise en balance des intérêts en présence.
Contrepoids juridiques insuffisants
En outre, les contrepoids juridiques que constituent les régimes de responsabilité pénale et civile sont largement inopérants en la matière.
Le droit pénal sanctionne en effet le non-respect des règles d’emploi des produits et vise ainsi les usagers, les agriculteurs en première ligne, et non les responsables de la conception et de la mise sur le marché des pesticides.
Quant au droit de la responsabilité civile, il est inapplicable du fait de l’impossibilité d’établir le lien de causalité indispensable entre l’usage d’un produit et la perte de biodiversité ou la pollution des nappes phréatiques notamment. Reste alors le recours aux juges amenés à contrôler l’action des pouvoirs publics.
Des juges appelés au front
Depuis quelques années, la contestation de l’inertie administrative en matière environnementale s’intensifie ; elle n’est pas seulement politique et sociale, mais aussi juridique. C’est ainsi que l’on assiste à une multiplication des procédures juridictionnelles qui s’explique, entre autres, par le travail des associations et l’élargissement de leurs conditions d’accès au prétoire.
Des affaires célèbres (« l’Affaire du siècle », notamment) ont, par exemple, conduit le juge administratif français à sanctionner la carence de l’État à respecter ses engagements pour diminuer ses émissions de gaz à effet de serre (GES).
Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l’homme est actuellement saisie de plusieurs recours dirigés contre les pays membres du Conseil de l’Europe et pointant leur inaction climatique.
Des condamnations périodiques
En matière de pesticides, les juridictions viennent régulièrement rappeler au gouvernement la nature de ses obligations. En 2023, la Cour de justice de l’UE et le Conseil d’État ont, par exemple, jugé que les dérogations pour l’utilisation de néonicotinoïdes étaient illégales, dès lors que la Commission européenne avait formellement interdit ce type de pesticide.
Suivant la même logique, le Tribunal de l’Union a, le 4 octobre 2023, confirmé l’application du principe de précaution aux produits phytosanitaires, considérant que pour que la demande d’approbation d’une substance active soit refusée il suffit qu’une simple incertitude quant à la présence d’un risque pour la santé puisse être identifiée.
Enfin, dans une décision remarquable, le tribunal administratif de Paris a considéré le 29 juin 2023 que l’État a méconnu les objectifs qu’il s’était lui-même fixés en matière de réduction de l’usage des pesticides et l’a condamné à réparer le préjudice écologique causé par ces produits.
La réponse du gouvernement ne s’est d’ailleurs pas fait attendre : le nouveau plan Ecophyto est vidé de ses objectifs chiffrés, par crainte que les juges ne rendent obligatoire ce qui avait été pensé, à l’origine, comme des affichages politiques sans conséquence.
Prendre en compte les générations futures
Les juges ne peuvent pas tout, l’affaire du chlordécone en atteste. Désormais saisis de ces questions environnementales, ils s’érigent néanmoins en gardiens des promesses politiques non tenues et en protecteurs des écosystèmes des générations futures.
Le tribunal administratif de Strasbourg a ainsi pu suspendre, le 7 novembre 2023, l’arrêté qui prolongeait l’autorisation de stockage souterrain de produits dangereux non radioactifs, accordée pour une durée illimitée à la société des Mines de potasse d’Alsace (Stocamine).
Il a considéré qu’il fallait analyser davantage les alternatives à l’enfouissement de déchets au nom du droit à un environnement sain dont bénéficient les générations futures depuis une récente décision du Conseil constitutionnel.
Audacieuse, l’interprétation est pour l’heure encore provisoire, dans l’attente d’un jugement sur le fond. Elle témoigne toutefois d’un réel changement d’appréhension des problématiques sanitaires et environnementales par les juridictions. Elles tentent d’interpréter les décisions administratives dont elles sont saisies en se projetant vers l’avenir et en analysant si les trajectoires de réduction de substances dangereuses sont bel et bien suivies par les autorités.
Ce type de raisonnement quasi probabiliste est complexe à mener, car il suppose aussi le recours à une expertise scientifique solide. En outre, les juges sont contraints par les règles de droit applicables au litige. L’engagement de la responsabilité de l’État, en ces matières comme ailleurs, répond en effet à des conditions strictes et notamment celle de la preuve du lien de causalité et celle du préjudice invoqué.
Pour un retour du politique
C’est parfois là qu’achoppe, en matière de pollution atmosphérique ou dans le dossier du chlordécone par exemple, le travail du juge. Celui-ci ne peut avoir réponse à tout et, parfois, seul un fonds d’indemnisation peut prendre le relais.
Au-delà du consensus social et des juridictions, la protection du climat, de l’environnement ou de la biodiversité nécessite des décisions politiques. L’interdiction des produits les plus dangereux, la prise en compte de l’incertitude, le principe pollueur-payeur sont d’ores et déjà prévus par le droit actuel. Reste au pouvoir politique à s’en souvenir et à l’appliquer.
Sara Brimo, Professeur Junior HDR en droit public, Université Paris-Panthéon-Assas et Isabelle Doussan, Directrice de Recherche en droit, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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